De l'alliance et d'Abraham dans
l'islam
Le
thème de l'alliance est fondamental dans la bible hébraïque puisqu'elle désigne
Israël comme peuple élu. Dieu s'engage gratuitement comme partenaire avec lui,
tout en restant Seigneur de l'Alliance, contrat qu'aucune des deux parties ne
peut dénoncer. Cette alliance conclue avec Moïse est conçue comme la suite
d'alliances précédentes conclues avec Noé et surtout avec Abraham.
Le
Nouveau Testament parle de la Nouvelle Alliance, fondée non plus sur le sang
des animaux traditionnellement sacrifiés lors de la conclusion d'alliances, mais
sur le sang du Christ. L'Epître aux Hébreux à la fois reconnaît
l'ancienne alliance et décrit cette Nouvelle Alliance entre Dieu et l'humanité
rachetée.
Peut-on
dire que l'islam se situerait dans le prolongement de cette histoire du salut
puisque le Coran emploie à plusieurs reprises les termes mīṯāq et ʽahd que l'on
traduit le plus souvent par alliance
? En fait la question est obscurcie de deux façons: d'une part sur le plan du
vocabulaire, et d'autre part sur le plan théologique par une querelle
d'intentions.
La
question de vocabulaire tient à ce que le Coran utilise le même mot mīṯāq pour désigner deux choses de
niveaux très différents: d'un côté des pactes entre humains (alliance tribale,
mariage), de l'autre les engagements que Dieu a pris au cours de l'histoire.
Sur le modèle des récits de la Genèse indiqué précédemment mais en les
prolongeant dans le temps, le Coran énumère les engagements que Dieu a “pris des”
juifs, des prophètes, de “ceux qui ont reçu l'Ecriture” et donc des
chrétiens, ainsi que des “croyants”
(c'est à dire les musulmans). Dans cette seconde signification du mot mīṯāq, il ne faut pas se laisser abuser
par l'expression “Dieu a pris un engagement”, car Dieu ne s'engage pas Lui-même,
mais il reçoit l'engagement des
diverses catégories citées. Aussi le voit-on, par exemple, envoyer sa malédiction sur les Juifs qui ont
rompu cet engagement.
Par
ailleurs, à deux reprises, le texte coranique utilise en même temps les mots mīṯāq et ʽahd. Régis Blachère, un esprit agnostique, a opté pour traduire le
premier par “alliance” et le second par “pacte”, ce qui l'a conduit à étendre
indistinctement la première traduction à
toutes les occurrences de mīṯāq (et
donc a considérer comme alliances les simples pactes entre humains). Au
contraire, le musulman Muhammad Hamidullah, les a considérés comme interchangeables. Tous
deux étaient des savants éminents, mais entre les extrapolations de
l'orientaliste agnostique, qui fait bon marché du contenu biblique de la notion
d'alliance, et la désinvolture du
musulman qui ne voit aucune différence entre alliance et pacte, se pose
inéluctablement la question théologique de la confrontation entre l'alliance
biblique et le pacte coranique.
Or
c'est ici qu'intervient la deuxième cause d'obscurcissement de la question. En
fait, on constate que le thème de l'alliance n'est pas tant privilégié par les
musulmans eux-mêmes que par une frange de chrétiens particulièrement engagés
dans le dialogue islamo-chrétien. Ce qui fait que, sur ce point, on peut
trouver, paradoxalement, d'un même côté, aussi bien des chrétiens ordinaires
que des musulmans, face à des chrétiens engagés. L'intellectuel tunisien
Mohamed Talbi, par exemple a constaté
paisiblement que « les passages de la Genèse (15, 1-21; et 17, 1-23) relatifs à
la Promesse et à l'Alliance [avec Abraham] n'ont pas de correspondant dans le
Coran ». Et l'éminent islamologue chrétien Roger Arnaldez a précisé: « chrétiens
et musulmans affirment [...] que Dieu fait des “alliances”. Le Coran le dit: Il
a fait des alliances avec les juifs, avec les chrétiens et enfin avec les
musulmans, cela va de soi. Il est évident que la notion d'alliance, dans
l'islam, n'a rien de commun avec la notion d'alliance dans le christianisme:
nul ne saurait prétendre que c'est là une question abstraite, car tout chrétien
bien formé sent, ou devrait sentir, d'une façon intérieure et affective, ce que
signifie l'alliance abrahamique »
A
l'origine de la confusion il semble qu'il faille remonter au célèbre Louis
Massignon qui avait imaginé que les musulmans se seraient sentis exclus et que
c'est la raison pour laquelle ils auraient « quêt[é] une part de la bénédiction
abrahamique ». Bien qu'admirateur de Massignon sur certains points, R. Arnaldez
ne l'a pas suivi sur celui-ci et a pensé plutôt « qu[e les musulmans] ont tenu
à avoir leur propre alliance pour être pleinement dans le grand mouvement de la
Révélation et même pour clore cette Révélation avec leur prophète ».
Il
faut donc bien garder à l'esprit qu'il y a deux niveaux de sens du mot
“alliance”: le sens courant (qui peut être confondu avec celui de pacte) et le
sens biblique. Dans l'univers du dialogue islamo-chrétiens se dessinent alors
diverses attitudes:
On peut distinguer d'abord chez certains une libre
spéculation, basée uniquement sur
une manipulation du texte biblique.
Ainsi,
le Dominicain Claude Geffré a pensé pouvoir replacer l'islam dans le
schéma biblique de l'alliance en remontant à Ismaël lui-même, indépendamment du
pacte coranique: « De même qu'il y a une spécificité irréductible d'Israël, il
y a, pourrait-on dire, une spécificité irréductible de l'ismaélitisme de
l'islam. Les deux font partie du Dessein de Dieu comme dessein de grâce. Il
faut prendre au sérieux la typologie d'Ismaël, fils d'Agar. Certes, Ismaël
n'est pas le fils de la promesse, mais Dieu exauce aussi la prière d'Abraham
pour le fils de la servante. Cf. Gen. 17,17: “A l'égard d'Ismaël, je
t'ai exaucé. Voici, je le rendrai fécond, je le bénirai et je le multiplierai à
l'infini: il engendrera douze princes et je ferai de lui une grande nation”.
Et, de fait, la circoncision comme signe de l'Alliance est étendue à Ismaël
(cf. Gen. 17,20). On peut donc estimer que la religion d'Abraham comme
religion de l'Alliance est étendue par Ismaël à l'islam » (“La portée
théologique du dialogue islamo-chrétien”, Islamochristiana
18, 1992, p. 8).
Le
caractère artificiel de cette démarche saute aux yeux dès que l'on constate que,
dans ce texte, C. Geffré ne cite que le verset 17, 17 [20 dans la Bible de
Jérusalem] et qu'il saute directement au verset 20 [23], passant sous
silence la suite immédiate du premier: “Mais mon alliance, je l'établirai avec
Isaac, que va t'enfanter Sara...”. Par ailleurs la circoncision (ḫitān) n'a, en islam, aucun rapport avec
le pacte divin et n'est même pas mentionnée dans le Coran.
Evitant
ces coups de pouce donnés aux textes, Mgr Brunin préfère, pour sa part,
remonter à l’alliance que Dieu a faite dès l’origine avec l’humanité. Cette
alliance s’est « diversifiée et particularisée au cours de l’histoire (alliance
noachique, abrahamique, mosaïque, davidique, chrétienne…). Les musulmans font
partie de cette unique histoire, avec leur particularité » (L'islam, tout
simplement, Paris, Editions de l'Atelier, 2003, p. 168).
Mais
il n'y a aucune justification de cette extension particulière aux musulmans,
plutôt qu’à d’autres communautés religieuses, si ce n'est le climat de
sympathie générale manifestée par l’ensemble du livre de l'auteur à l'égard de
l'islam. On est au niveau de l’acte de foi.
A un niveau beaucoup plus élaboré, on peut trouver
chez certains auteurs
un essai
de conciliation.
Le
Petit Frère de Jésus Michel Cuypers traite abondamment du thème de l'alliance
dans son livre Le Festin, une lecture de
la sourate al-Mâ'ida (Paris, Lethielleux, 2007). Le prospectus de l'éditeur
dit que ce livre « fait apparaître très fortement les liens qui existent entre
l'Ancien et le Nouveau Testament d'une part, et le Coran d'autre part. Il offre
ainsi une matière nouvelle au dialogue interreligieux ». L'ouvrage est
constitué par l'application à la sourate V des méthodes d'analyse rhétorique
sémitique et d'intertextualité. Sa démarche repose sur une fidélité absolue à
la perspective coranique: “alliance” traduit toutes les occurrences de mīṯāq, y compris pour désigner les
pactes entre groupes humains, et le même mot d'“alliance” intervient dans le
commentaire de l'auteur y compris lorsque le texte coranique ne dit pas
explicitement mīṯāq. C'est l'analyse
rhétorique qui justifie à
posteriori cette assimilation conceptuelle par des correspondances
structurelles.
La
double méthode d'analyse rhétorique sémitique et d'intertextualité est mise en
œuvre pour établir un parallélisme entre la séquence coranique V, 1-11,
traitant de devoirs (avec les aspects licites et illicites), et certains
passages du Deutéronome qui renvoient à Moïse: la péricope “Gardez les
paroles de cette alliance et mettez-les en pratique afin de réussir dans toutes
vos entreprises” (Dt 29,8) permet de récupérer le thème biblique de l'alliance.
On peut alors reprendre le fil de l'argumentation coranique: puisque juifs et
chrétiens ont été infidèles à cette alliance, le Coran en propose une nouvelle,
constituée de pratiques et obligations, et leur reproche de ne pas vouloir y entrer.
Bien
plus, les parallélismes structurels avec le Deutéronome permettent d'atténuer
quelque peu la différence entre le Dieu sauveur de la Bible et le Dieu
dominateur du Coran: certains exégètes chrétiens, en effet, ont reconnu que l'alliance
du Sinaï, renouvelée dans le Deutéronome, n'est pas un pacte entre égaux,
mais : « est analogue aux traités de vassalité: Yahweh décide avec une
souveraine liberté d'accorder une alliance à Israël et il dicte ses conditions »
[J. Giblet et P. Grelot]. Il en va de même pour l'alliance selon le Coran.
Il
subsiste néanmoins une difficulté que reconnaît le fr. Cuypers: « Ce qui
distingue cependant l'alliance biblique de l'alliance coranique (et aussi du
simple traité de vassalité) est le lien que la première établit d'emblée avec
l'élection du peuple, objet de promesses divines qui s'inscrivent dans une
histoire dialogique, alors que le Coran se situe directement dans une
perspective de rétribution eschatologique. L'unilatéralité de l'alliance s'en
trouve d'autant accentuée » (p. 78).
On
voit donc que, comme on dit, pour voir de l'alliance biblique dans le Coran, il
faut l'y mettre. Aussi d'autres exégètes insistent-ils
sur la séparation absolue entre
les deux. Cela peut se faire selon deux points de vue, soit autour du
thèmes de l'amour, soit autour de celui de l'histoire du salut.
Au
contraire de l’essai de conciliation indiqué précédemment, le Père Mariste libanais
Antoine Moussali souligne que « l’Alliance
rentre, dans la perspective biblique, dans une histoire d’amour, celle que Dieu
a conçue de réaliser entre lui et les hommes, pour passer d’une relation de
maître à serviteurs à une relation d’amour. Perspective qui est étrangère à la
vision musulmane qui conçoit les relations entre Dieu et les hommes comme une
sorte de pacte conclu entre deux partenaires, dont l’un est suzerain et l’autre
vassal. Les conséquences, tant au plan personnel que collectif, ne peuvent être
que radicalement différentes tant au plan culturel, cultuel qu’au plan de la
civilisation et de l’histoire (Judaïsme,
christianisme et islam ; étude comparée, Paris, Editions de
Paris, 2000, p. 34-35).
De
son côté le Père Eudiste François Jourdan insiste sur la différence qu'il y a
entre le judaïsme et le christianisme d'une part, religions ancrées depuis
Abraham « dans l'ordre d'un plan de Dieu sur l'histoire humaine », et l'islam
de l'autre, où le prophétisme apparaît dès Adam et où, Dieu n'étant pas sauveur
de l'humanité, le divin est seulement dominateur.
Les
difficultés que nous venons de voir autour du thème de l'alliance se retrouvent,
amplifiées, autour de la perception de la figure d'Abraham.
En
islam, on ne parle pas d'Abraham mais d'Ibrāhīm. Le changement phonétique n'est
pas significatif en lui-même et est sans doute dû à une simple question
d'histoire du graphisme arabe. Mais
par-delà le changement phonétique, c'est la personnalité même qui est
différente: dans le prolongement des amplifications du Midrash, Ibrāhīm est ici
essentiellement le champion de la
lutte contre l'idolâtrie, en quoi il est un “beau modèle”, et le promoteur du
monothéisme spontané. Du fait de son antériorité historique il « n'était ni
juif ni chrétien; il était monothéiste (ḥanīf)
et soumis [à Dieu] (muslim) » (III,
67). Il est porteur d'une révélation écrite appelée les “feuilles [ou
“rouleaux” (șuḥuf)] d'Ibrāhīm et de
Mūsā [Moïse]”. Il est aussi appelé “votre père” mais si, selon les traditions
arabes, il est, par Ismaël, un ancêtre des Arabes, non seulement le Coran ne
reprend pas la bénédiction divine qui a été donnée à ce dernier, né de la
servante Agar, mais il élimine toute transitivité à une quelconque descendance,
à l'exception toutefois du prophétisme. Aussi ne parle-t-il pas d'“alliance”
mais il utilise, à l'égard d'Ibrāhīm, une qualification d'esprit biblique,
reprise par les écrits intertestamentaires et le Talmud: “ami intime (ḫalīl)” de Dieu. Avec son fils Ismaël,
il est le premier bâtisseur, à la Mecque, de la Kaaba, temple dédié au culte
pur du Dieu unique.
Les
divergences entre les perspectives juive, chrétienne et islamique au sujet de
la figure d'Abraham ont donné lieu, vers le milieu du XXe siècle, à
une première tension s'originant dans des discussions internes au monde des
orientalistes mais les dépassant.
L'islamologue
hollandais Christiaan Snouck Hurgronje (1857-1936), avait commencé par des
études de théologie à l'Université de Leyde; dans sa thèse de doctorat de
Langues sémitiques, consacrée aux Festivités
de la Mecque (1880), constatant l'évolution de la figure d'Ibrāhīm
au long des diverses phases des sourates dites “mecquoises” puis
“médinoises”, il avait estimé que
c'était seulement après l'hégire, à la suite de son conflit avec les juifs, que
Muḥammad a instauré l'image d'un Ibrāhīm ḥanīf,
ni juif ni chrétien, faisant ainsi jouir l'islam, en tant que “religion (milla) d'Ibrāhīm”, du privilège de
l'antériorité. Cette thèse fut reprise et amplifiée par un autre
islamologue hollandais, Arent Jan Wensinck (1882-1939) qui avait, lui aussi,
commencé par faire une année de théologie à l'Université d'Utrecht avant de se
tourner vers les études sémitiques. Exprimée dans la première édition de l'Encyclopédie de l'Islam, cette thèse a
suscité, lors de la traduction en arabe de cet ouvrage, de fortes réactions de
la part des musulmans qui ont refusé cette vision historicisante. Ce qui a
entraîné l'intervention d'un disciple enthousiaste de Louis Massignon, le
prêtre catholique Youakim Moubarak, qui a consacré à la question d'Abraham
dans le Coran un ouvrage au sous-titre significatif: “Etude critique des
textes coraniques suivie d'un essai sur la représentation qu'ils donnent de la
Religion et de l'Histoire” (Paris, Vrin, 1957). S'efforçant de concilier les
points de vue chrétien et islamique, il s'est attaché en fait surtout à
critiquer les arguments de Wensinck d'une façon que l'islamologue protestant
allemand Rudi Paret a jugé “exagérée” et peu “fondée scientifiquement”. Du côté catholique même le Dominicain Georges
Anawati a pu regretter que Youakim Moubarak non seulement croit à la sincérité
entière de Muhammad, mais opte pour la position traditionnelle islamique, si
bien que pour lui tout ce que le Coran affirme est “objectivement” vrai et que
par conséquent, il faut absolument tout interpréter dans un sens qui sauve
cette authenticité.
La
raison de ce processus intellectuel est que Massignon a non seulement
popularisé le thème d'Abraham, mais surtout
l'a lié à l'affectivité: « Je crois au Dieu d'Abraham et c'est là le
premier anneau qui m'unit à mes amis musulmans » répétait-il. Le texte fondateur, en la matière est “Les trois
prières d'Abraham”, rédigé en 1925-1927 et publié pour la première fois en
1935. Dans sa version de 1949, à l'occasion de la crise majeure du Moyen
Orient, cet aspect affectif éclate avec une virulence particulière: « En ce
moment où l'effroi qui nous cache l'approche de nos fins dernières nous fait
nous retourner à l'envers, vers nos origines, où la malice toxique de nos
dissentiments nous force à rechercher nos ancêtres communs, il est sage de
reprendre, un à un, les chaînons de la chaîne spirituelle de témoins purs dont
nous dépendons [...]; et ils nous ramènent à Abraham, d'autant plus fortement
que notre cas est plus désespéré. Plus qu'aucun autre avocat des causes
désespérées, Abraham est un intercesseur » (Dieu
vivant, XIII, 1949. Repris dans Parole
donnée).
Le
Père Blanc René Dagorn s'est rendu compte
des risques qu'entraînait ce transfert de la question sur le seul plan
affectif. Dans une étude très fouillée qui, volontairement, « se limite
strictement à une monographie concernant la conscience que le monde arabe a
acquise de son rattachement à Abraham par Ismaël » (La geste d'Ismaël d'après l'onomastique et la tradition arabes, Genève, Droz, 1981, p. 4), tout en se
félicitant du caractère généreux de la littérature de dialogue qui occupe alors
la place principale dans le domaine de la question des origines de l'islam,
caractère qui repose sur “l'égalité foncière de la personne humaine”, il fait
la réserve que « égalité foncière ne signifie en aucun cas nivellement et
dialogue n'implique en aucune manière identité de vue sur tous les problèmes.
Au contraire, un certain pluralisme est nécessaire pour qu'il y ait place à un
dialogue. [Les divergences] ne doivent pas être un obstacle à une compréhension
mutuelle, mais je ne crois pas que pour y arriver le meilleur moyen soit de les
méconnaître et de jeter sur elles un voile discret, de feindre de les ignorer,
de vouloir à tout prix les supprimer pour parvenir à une uniformité totale qui
n'existe pas dans les faits. Or, parce que ces trois religions monothéistes ont
vu le jour dans des pays proches les uns des autres, dans des populations
voisines et vraisemblablement apparentées, qu'elles se réclament d'une
idéologie commune sur plus d'un point et d'un lointain ancêtre commun qui se
situerait à l'aube de l'ère historique, on a cru pouvoir les considérer comme
trois dérivations plus ou moins parallèles à partir d'une source commune,
dérivations entre lesquelles il n'y a que de minimes divergences » (p. 1-2).
A
l'issu d'un dépouillement admirable d'exhaustivité et d'objectivité, réalisé
selon les critères les plus rigoureux de la recherche moderne, le travail du P.
Dagorn conduit à « conclure de façon formelle à l'inexistence absolue et
radicale dans la tradition arabe préislamique, des personnages d'Ismaël,
d'Agar, sa mère, et même d'Abraham. Le corollaire inéluctable de ce fait qui
ressort avec clarté de l'examen de l'onomastique et de la tradition tout
entière, est que l'on n'avait conservé en Arabie, avant l'islam, sauf sans
doute dans les communautés juives et chrétiennes de la péninsule et l'un ou
l'autre groupe marginal qui avaient adopté complètement ou partiellement les
idées et les traditions de ces deux mouvements monothéistes, aucune souvenance
du patriarche biblique et de son fils exilé qui puisse servir de base à une
théorie selon laquelle les Arabes auraient conservé le souvenir historique d'un
rattachement charnel et même spirituel, à Abraham, à travers sa descendance
ismaëlienne. Encore moins peut-on partir d'une telle base, qui de fait n'existe
absolument pas, pour des déductions pseudo-théologiques ou mystiques concernant
les débuts de l'islam. C'est indubitablement au prophète [Muhammad] en personne
qu'il faut laisser l'honneur d'avoir perçu le lien qu'il y avait entre ses
propres conceptions monothéistes et l'idéal religieux qu'il entendait
substituer au paganisme ancestral de ses compatriotes mekkois et la foi du
grand patriarche biblique » (p. 377).
Cette
conclusion a été diversement appréciée. Un autre Père Blanc, Robert Caspar, s'est efforcé d'en relativiser la portée,
estimant « qu'il s'agit d'un problème mineur en regard du message coranique, quelle
que soit l'importance que certains veulent lui donner aujourd'hui » (Islamochristiana 8, 1982, p. 286).
D'autres confrères Pères Blancs sont même allés plus loin, cherchant à occulter
l'ouvrage, et certains l'accusant même de “ton malveillant” à défaut de pouvoir
le réfuter.
Au
contraire, le psychanalyste tunisien Fethi Benslama, professeur à l'Université
de Paris VII, attache une importance très grande à ce travail et souligne
l'importance de la question: « pourquoi tout d'un coup un homme parvient-il à
transmettre ce qui ne s'est pas transmis au cours de tant de temps? »
Mais
l'impulsion donnée par Massignon a été, et est toujours, beaucoup plus diffusée
que le livre de Dagorn ou celui de
Benslama. Cela conduit aujourd'hui à de curieux renversements. La passion pour
le caractère “abrahamique” de l'islam au même titre que le judaïsme et le
christianisme, se veut rationnelle et, par suite, ce sont ses adeptes qui
accusent les contradicteurs d'irrationalités. En outre, comme on est sur le
plan du passionnel, cela peut facilement
se combiner avec des accusations
politiques. C'est ainsi que, lors d'une émission radiophonique, l'essayiste
Michel Orcel, qui se réclame à la fois de sa formation catholique et de son rattachement
à “l'islam spirituel” (au point de publier dans une édition “catholique” une
violente polémique en faveur de l'islam), s'en est pris à ce qu'il appelle « la
frange extrême droite » de l'Eglise catholique, qu'il distingue de la majorité,
jugée au contraire « ouverte au dialogue ». Il s'en est pris notamment « aux
époux Urvoy, qui sont des arabisants très compétents, très pointus, mais que
leur foi rend parfois extraordinairement aveugles. [Ils lui apparaissent comme
liés à] une religion un peu totémique. [...] C'est assez pulsionnel, c'est en
deçà de la raison » (http://www.franceculture.fr/emission-cultures-d-islam-la-verite-de-l'islam-2012-07-06).
S'empressant de reprendre à son compte le mot de “phobie” qui lui est suggéré
par l'organisateur de l'émission, Abdelwahhab Meddeb, il peut faire ainsi
l'économie de toute argumentation scientifique sur l'objet lui-même.
Le
message de Massignon a été orchestré par divers mouvements. Parmi eux, La Fraternité d'Abraham est un cas
auquel il est bon de s'arrêter à cause des grands noms qui l'illustrent. Fondée
en 1967, elle publie depuis 1975 une revue trimestrielle et organise dans la
région parisienne des rencontres mensuelles autour de thèmes annuels. Elle se
présente elle-même comme « une association, un mouvement qui s'est donné pour but de “réunir tous ceux qui, à des
titres divers, sont attachés aux valeurs spirituelles, morales et culturelles
issues de la tradition du patriarche Abraham, et qui sont résolus à s'efforcer
sincèrement d'approfondir la compréhension mutuelle, ainsi qu'à promouvoir
ensemble pour tous les hommes la justice sociale et les valeurs morales, la
paix et la liberté”».
Après
trois cycles consacrés à des thèmes très généraux, celui de 1977-1978 a voulu
aborder directement la confrontation à travers les trois figures fondatrices.
Les conclusions qui en ont été tirées dans la dernière séance, intitulée
“Convergences et progrès dans la Fraternité d'Abraham: Moïse, Jésus et
Mohammed”, sont significatives: seul le représentant du christianisme a
envisagé une portée spécifique du mouvement, « affirma[nt] que, malgré les
réticences de certains, le mot de “convergence” convenait bien puisque, issus
de la foi d'un même homme, Abraham, les trois monothéismes étaient tendus vers
un même but, la vision du Dieu unique dans un monde renouvelé »; les autres
s'en sont tenus aux aspects pratiques: soit « le fait qu'à l'heure actuelle
chacun pouvait s'exprimer clairement dans un climat de bienveillance et de
sympathie », soit « accomplir [la] volonté [de Dieu] et faire du bien à tous
sans distinction de race, de nationalité ou de religion ».
Aussi,
dans la suite de l'action du mouvement, est-ce cette orientation pratique qui
l'a emporté. La présentation actuelle de
son Manifeste marque bien comment l'aspect doctrinal non seulement passe au
second plan mais est ramené à une simple valorisation pragmatique de la
religion: « Partageant la foi d'Abraham en Dieu mais aussi sa bienveillance
envers tous les hommes, sa miséricorde et son hospitalité généreuse, pourquoi
juifs, chrétiens et musulmans ne travailleraient-ils pas ensemble à construire
un monde fraternel ? [...] Ce serait, aussi, la meilleure réponse à ceux qui
dénoncent la religion comme un opium du peuple ». Tout au plus peut-on relever
une allusion au « rapport entre religions abrahamiques et laïcité, plus étroit
et fécond qu'il n'y paraît », rapport qui n'est pas explicité en lui-même et
qui n'est guère envisagé que comme étant « peut-être l'une des clés des
problèmes du Moyen-Orient » (Nathalie Szerman. Blog LeMonde.fr, 17, 01, 2008).
A
une échelle beaucoup plus visible, parce que très médiatisée, la “rencontre
abrahamique de Cordoue”, en février 1987, a consacré ce tournant vers le
pragmatisme. L'ex-marxiste converti à l'islam Roger (Rağāʼ) Garaudy y avait mis
en présence nombre d'autorités religieuses et d'intellectuels reconnus de
l'islam et des principales Eglises chrétiennes. Mais on a dû reconnaître qu'il
n'y avait pas « une représentativité expressément mandatée par les confessions
respectives », et que par suite, « une fois épuisés les désirs pieux et les
provisions de bonne volonté, il a bien fallu constater les limites théologiques
des convergences possibles autour d'Abraham pourtant vénéré typologiquement par
toutes les confessions représentées » (Gérard Demeerseman, Islamochristiana 13, 1987, p. 192). La rencontre s'est donc close
seulement sur un rapport appelant à la solidarité, condamnant le terrorisme et
invitant à la reconnaissance des droits des minorités religieuses.
Plus
récemment, dans le cadre d'une grande popularisation du thème abrahamique, une
chaîne secondaire de télévision (Direct 8) a offert hebdomadairement une
émission à grand spectacle portée par des représentants des trois monothéismes.
Malgré
cette reconversion générale à une vision pragmatique, les questions d'idées
n'ont pas totalement disparu. On peut distinguer quatre domaines principaux de
problématique.
1. La question de la filiation charnelle à partir d'Abraham continue à avoir des échos
sous des formes dérivées. La première est celle de la désignation de celui de
ses deux fils (Isaac ou Ismaël ?) qui devait servir de victime pour le
sacrifice demandé par Dieu. Après avoir été longtemps matière à controverses
acerbes, cette question est généralement considérée comme sans signification en
soi par les tenants du dialogue. Mais tout en proclamant cela, certains d'entre
eux n'en continuent pas moins à y voir un révélateur de malveillance. Par
exemple Mohamed Talbi, dans un article sur “La foi d'Abraham”, a consacré cinq
pages sur onze à décrire cette polémique en arguant que « l'honnêteté exige de
ne pas la passer sous silence ». Tout en la jugeant « tout à fait stérile », il
n'en a pas moins pris lui-même nettement position pour Ismaël et présenté la
version des islamologues en faveur d'Isaac comme se situant « dans le cadre
classique de l'interprétation de l'Islam comme une habile création de Muḥammad ».
Aussi concluait-il: « nous venons de constater, en refusant les baisers
Lamourette, qu'Abraham ne fait pas qu'unir les trois monothéismes qui s'en réclament.
A son propos les divergences sont profondes aussi » (Islamochristiana 8, 1982, p. 4-8).
Dans
le même ordre d'idées, mais plus généralement, c'est le lien d'Abraham avec les
Arabes qui a été souligné. Le Dr Kāmil Ḥusayn, que l'on qualifie
volontiers d'“humaniste”, écrivait en 1972, dans son essai Le sage rappel (al-ḏikr al-ḥakīm)
- ouvrage qu'il présentait explicitement comme une méditation des textes
adaptée à la civilisation moderne -: « Abraham est tout spécialement lié aux
Arabes. Il bâtit chez eux la Maison de Dieu (bayt al-ḥaram) et y laissa son fils Ismaël qui a prié Dieu pour la
sécurité et la fertilité de ce pays [...]. Les Arabes sont les premiers dans la
génération d'Abraham du fait qu'il n'y a pas d'autre prophète entre lui et le
Prophète des Arabes » (Cité par Hélène Expert-Bezançon, Islamochristiana 14, 1988, p.
25).
Il faut noter que la confusion faite par
cet auteur musulman entre “islam” et
“arabe” se trouve déjà, du côté chrétien, chez Massignon qui désignait le Coran
comme étant « Cette édition arabe de la Bible, réservée aux descendants
charnels d'Abraham par Ismaël » (La
passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj, nouv. éd., Paris, nrf,
1975, t. III, p. 10).
2. Inversement,
la paternité d'Abraham peut être réduite à une fonction purement symbolique, à
la faveur de laquelle, sous le couvert d'un appel à l'intercompréhension, on tend vers une substitution de l'interprétation islamique à l'interprétation
chrétienne du message abrahamique. On en a un premier signe, parmi les premières
réactions islamiques publiques aux propositions chrétiennes de dialogue, dans
un article paru en 1985 dans la revue al-Hidāya,
et consacré au livre du SRI, Nous sommes
tous fils d'Abraham. Après avoir relevé avec faveur l'appel de ce texte à
la coopération pour le bien de l'humanité, il insiste sur son incitation des
chrétiens et des musulmans à approfondir non seulement leur propre foi mais
aussi celle de l'autre. Il soutient qu'une bonne compréhension de la Trinité ne
contredit pas la foi au Dieu unique, mais souligne aussi que les auteurs de
l'ouvrage « croient que la participation de l'Islam à l'approfondissement de l'étude
de la théologie chrétienne peut aider leurs frères chrétiens à se concentrer
plus clairement sur la proclamation de l'unité qu'ils ne l'ont fait par le
passé » (Présentation par Penelope Johnstone, Islamochristiana 13, 1987, p. 138).
C'est
effectivement la voie qui a été suivie par le théologien indépendant Hans Küng.
Dans son livre L'Islam (2004, trad.
fse Paris, Cerf, 2010), il a proposé une façon de penser l'unité du Père, du
Fils et du Saint-Esprit qui soit “acceptable pour les juifs et pour les
musulmans”, ajoutant aussitôt: « mais aussi aux chrétiens aux yeux desquels les
formulations traditionnelles restent étrangères » (p. 726). Par là, le critère
de “communicabilité” devient le fondement même de l'élaboration théologique. On
s'achemine ainsi vers la construction d'une “théologie islamo-chrétienne” dans
laquelle Abraham est réduit à un symbole d'unité.
3. Voulant
éviter les deux écueils précédents, Ṭāriq Mitrī, orthodoxe, responsable du
Bureau pour les relations interreligieuses du Conseil Œcuménique des Eglises
(Genève) a proposé en juillet 1998 au Conseil des Eglises du Moyen-Orient une
réflexion sur Abraham qui surmonterait les implications géopolitiques
contemporaines de l'opposition Israël-Ismaël.
Dénonçant les influences du conflit israélo-palestinien sur les textes
de la Fraternité d'Abraham et du Forum
Abrahamique, il a voulu revenir à la vision de Massignon et de Moubarak. Se
référant à la Bible qui dit qu'Abraham est « l'ancêtre d'une multitude de
nations » il veut réunir judaïsme, christianisme et islam autour du seul thème
de la descendance “selon l'esprit”. Pour ce faire il s'efforce de fusionner
d'une part les passages du Nouveau Testament soulignant que revivre la foi
d'Abraham implique l'héritage de ses promesses, et de l'autre les versets
coraniques où Abraham et Ismaël sont présentés comme modèles de la “soumission”
à la volonté de Dieu.
Si
cette volonté de dépolitiser la question est méritoire (encore que le Dr
Mitrī voit dans sa solution le véritable fondement de la paix au Moyen Orient),
on peut se demander s'il suffit de reprendre de façon incantatoire l'expression
“selon l'esprit” pour justifier l'assimilation proposée des deux
interprétations du message d'Abraham où « les musulmans voient Abraham comme un
chef exemplaire, un “ami de Dieu” et un ancêtre de Muḥammad par Ismaël. [alors
que] les chrétiens [...] continuent à souligner un lien spirituel avec Abraham
du fait de sa foi et de son rôle dans l'histoire du salut, préparant la venue
de Jésus-Christ » (Islamochristiana
34, 2008, p. 243-244).
4. Rompant
tout à fait avec les questions pratiques, le Père Barnabite Giovanni Rizzi
s'est attaché aux présupposés épistémologiques et herméneutiques de la
déclaration Nostra Aetate 3 (Islamochristiana 32, 2006, p.
29-62). Il relève, dans deux textes
émanant de Vatican II, la “quasi-coïncidence” entre la fides Abrahae (foi d'Abraham) dont parle Lumen Gentium 16, § 326, et la fides
islamica (foi islamique) de Nostra Aetate
3, § 859. Il souligne que, bien que tous deux renvoient manifestement à la
formule coranique “la religion d'Abraham (millat
Ibrāhīm)”, ce terme n'apparaît pas dans le texte conciliaire mais seulement
le terme fides « qui a dans le latin de la Vulgate
comme dans celui de la théologie catholique une valeur fondamentale
christologique et théologale » (p. 42). Aussi faut-il examiner soigneusement la
précision fides islamica. Rizzi remarque
que Nostra Aetate dit “sicut Deo se submisit Abraham” (comme Abraham
s’est soumis à Dieu) et que le latin se
submittere est la "meilleure traduction" de Islām. Mais aussitôt il met en garde que « par-delà les bonnes intentions et les
approximations d'un certain langage théologico-pastoral post-conciliaire à
l'enseigne d'un dialogue islamo-chrétien peut-être un peu précipité dans le
choix des points de départ, les textes conciliaires en réalité ne se
compromettent pas au-delà d'un rappel exact des conceptions islamo-coraniques
sur Abraham, qui ne peuvent pas être complètement homologuées dans une
re-signification chrétienne correcte » (p. 43).
Aussi
dénonce-t-il le danger de confusion que présente la formule des “trois
religions abrahamiques”, reconnaissant seulement qu' « elle pourrait
éventuellement se fonder sur une espérance, ou sur un pari, qu'il soit possible
en quelque manière de cheminer ensemble nonobstant l'asymétrie de départ » (p. 48-49).
Cet
article est paru dans un numéro spécial d'Islamochristiana
pour fêter le quarantième anniversaire de Nostra
Aetate. Dans la même livraison un article d'un Turc musulman, le Dr Ali Isra Güngör, présente les mêmes
réserves par rapport à l'idée de “religions abrahamiques”: « Il est difficile
de donner un contenu à ce terme de telle sorte qu'il puisse être compris de la
même façon par chacun » (p. 101). Pour lui, on ne peut ignorer ni les modalités
de la révélation dans chaque religion, ni la façon dont elle a été vécue au
long de l'histoire. Méfiant envers toute forme de catégorisation appliquée aux
religions, il l'est en particulier envers le terme “monothéisme” qui peut être
compris de diverses façons.
On
voit que les mots comme alliance et les figures symboliques comme Abraham
ne sauraient être reçus naïvement comme les éléments d'une base commune aux
différentes religions qui s'appuient sur elles. Les missionnaires du XVIe
siècle, en Amérique, constatant qu'il y avait dans les religions autochtones
des aspects semblables à ce qu'eux-mêmes apportaient (baptême, confession,
communion) y ont vu d'odieuses parodies, dictées par le Démon pour détourner
les Indiens d'une conversion sincère. Peut-être était-ce une trop grande
méfiance suscitée par la vue, par à côté, d'aspects atroces comme les
sacrifices humains. Du moins était-ce la marque d'une prudence trop souvent oubliée de nos jours où l'on
s'efforce au contraire d'occulter les marques brutales mais néanmoins significatives.
Marie-Thérèse
URVOY