mardi 9 avril 2019

De l'alliance et d'Abraham dans l'islam



De l'alliance et d'Abraham dans l'islam

         Le thème de l'alliance est fondamental dans la bible hébraïque puisqu'elle désigne Israël comme peuple élu. Dieu s'engage gratuitement comme partenaire avec lui, tout en restant Seigneur de l'Alliance, contrat qu'aucune des deux parties ne peut dénoncer. Cette alliance conclue avec Moïse est conçue comme la suite d'alliances précédentes conclues avec Noé et surtout avec Abraham.
         Le Nouveau Testament parle de la Nouvelle Alliance, fondée non plus sur le sang des animaux traditionnellement sacrifiés lors de la conclusion d'alliances, mais sur le sang du Christ. L'Epître aux Hébreux à la fois reconnaît l'ancienne alliance et décrit cette Nouvelle Alliance entre Dieu et l'humanité rachetée.
         Peut-on dire que l'islam se situerait dans le prolongement de cette histoire du salut puisque le Coran emploie à plusieurs reprises les termes mīṯāq et ʽahd que l'on traduit  le plus souvent par alliance ? En fait la question est obscurcie de deux façons: d'une part sur le plan du vocabulaire, et d'autre part sur le plan théologique par une querelle d'intentions.  
         La question de vocabulaire tient à ce que le Coran utilise le même mot mīṯāq pour désigner deux choses de niveaux très différents: d'un côté des pactes entre humains (alliance tribale, mariage), de l'autre les engagements que Dieu a pris au cours de l'histoire. Sur le modèle des récits de la Genèse indiqué précédemment mais en les prolongeant dans le temps, le Coran énumère les engagements que Dieu a “pris des juifs, des prophètes, de “ceux qui ont reçu l'Ecriture”  et donc des chrétiens, ainsi que des “croyants” (c'est à dire les musulmans). Dans cette seconde signification du mot mīṯāq, il ne faut pas se laisser abuser par l'expression “Dieu a pris un engagement”, car Dieu ne s'engage pas Lui-même, mais il reçoit l'engagement des diverses catégories citées. Aussi le voit-on, par exemple,  envoyer sa malédiction sur les Juifs qui ont rompu cet engagement.
         Par ailleurs, à deux reprises, le texte coranique utilise en même temps les mots mīṯāq et ʽahd. Régis Blachère, un esprit agnostique, a opté pour traduire le premier par “alliance” et le second par “pacte”, ce qui l'a conduit à étendre indistinctement  la première traduction à toutes les occurrences de mīṯāq (et donc a considérer comme alliances les simples pactes entre humains). Au contraire, le musulman Muhammad Hamidullah,  les a considérés comme interchangeables. Tous deux étaient des savants éminents, mais entre les extrapolations de l'orientaliste agnostique, qui fait bon marché du contenu biblique de la notion d'alliance, et  la désinvolture du musulman qui ne voit aucune différence entre alliance et pacte, se pose inéluctablement la question théologique de la confrontation entre l'alliance biblique et le pacte coranique.
         Or c'est ici qu'intervient la deuxième cause d'obscurcissement de la question. En fait, on constate que le thème de l'alliance n'est pas tant privilégié par les musulmans eux-mêmes que par une frange de chrétiens particulièrement engagés dans le dialogue islamo-chrétien. Ce qui fait que, sur ce point, on peut trouver, paradoxalement, d'un même côté, aussi bien des chrétiens ordinaires que des musulmans, face à des chrétiens engagés. L'intellectuel tunisien Mohamed Talbi, par exemple  a constaté paisiblement que « les passages de la Genèse (15, 1-21; et 17, 1-23) relatifs à la Promesse et à l'Alliance [avec Abraham] n'ont pas de correspondant dans le Coran ». Et l'éminent islamologue chrétien Roger Arnaldez a précisé: « chrétiens et musulmans affirment [...] que Dieu fait des “alliances”. Le Coran le dit: Il a fait des alliances avec les juifs, avec les chrétiens et enfin avec les musulmans, cela va de soi. Il est évident que la notion d'alliance, dans l'islam, n'a rien de commun avec la notion d'alliance dans le christianisme: nul ne saurait prétendre que c'est là une question abstraite, car tout chrétien bien formé sent, ou devrait sentir, d'une façon intérieure et affective, ce que signifie l'alliance abrahamique »
         A l'origine de la confusion il semble qu'il faille remonter au célèbre Louis Massignon qui avait imaginé que les musulmans se seraient sentis exclus et que c'est la raison pour laquelle ils auraient « quêt[é] une part de la bénédiction abrahamique ». Bien qu'admirateur de Massignon sur certains points, R. Arnaldez ne l'a pas suivi sur celui-ci et a pensé plutôt « qu[e les musulmans] ont tenu à avoir leur propre alliance pour être pleinement dans le grand mouvement de la Révélation et même pour clore cette Révélation avec leur prophète ».
         Il faut donc bien garder à l'esprit qu'il y a deux niveaux de sens du mot “alliance”: le sens courant (qui peut être confondu avec celui de pacte) et le sens biblique. Dans l'univers du dialogue islamo-chrétiens se dessinent alors diverses attitudes:
         On peut distinguer d'abord chez certains une libre spéculation, basée uniquement  sur une manipulation du texte biblique.
         Ainsi, le Dominicain Claude Geffré a pensé pouvoir replacer l'islam dans le schéma biblique de l'alliance en remontant à Ismaël lui-même, indépendamment du pacte coranique: « De même qu'il y a une spécificité irréductible d'Israël, il y a, pourrait-on dire, une spécificité irréductible de l'ismaélitisme de l'islam. Les deux font partie du Dessein de Dieu comme dessein de grâce. Il faut prendre au sérieux la typologie d'Ismaël, fils d'Agar. Certes, Ismaël n'est pas le fils de la promesse, mais Dieu exauce aussi la prière d'Abraham pour le fils de la servante. Cf. Gen. 17,17: “A l'égard d'Ismaël, je t'ai exaucé. Voici, je le rendrai fécond, je le bénirai et je le multiplierai à l'infini: il engendrera douze princes et je ferai de lui une grande nation”. Et, de fait, la circoncision comme signe de l'Alliance est étendue à Ismaël (cf. Gen. 17,20). On peut donc estimer que la religion d'Abraham comme religion de l'Alliance est étendue par Ismaël à l'islam » (“La portée théologique du dialogue islamo-chrétien”, Islamochristiana 18, 1992, p. 8).
         Le caractère artificiel de cette démarche saute aux yeux dès que l'on constate que, dans ce texte, C. Geffré ne cite que le verset 17, 17 [20 dans la Bible de Jérusalem] et qu'il saute directement au verset 20 [23], passant sous silence la suite immédiate du premier: “Mais mon alliance, je l'établirai avec Isaac, que va t'enfanter Sara...”. Par ailleurs la circoncision (ḫitān) n'a, en islam, aucun rapport avec le pacte divin et n'est même pas mentionnée dans le Coran.
         Evitant ces coups de pouce donnés aux textes, Mgr Brunin préfère, pour sa part, remonter à l’alliance que Dieu a faite dès l’origine avec l’humanité. Cette alliance s’est « diversifiée et particularisée au cours de l’histoire (alliance noachique, abrahamique, mosaïque, davidique, chrétienne…). Les musulmans font partie de cette unique histoire, avec leur particularité » (L'islam, tout simplement, Paris, Editions de l'Atelier, 2003, p. 168). 
         Mais il n'y a aucune justification de cette extension particulière aux musulmans, plutôt qu’à d’autres communautés religieuses, si ce n'est le climat de sympathie générale manifestée par l’ensemble du livre de l'auteur à l'égard de l'islam. On est au niveau de l’acte de foi.
         A un niveau beaucoup plus élaboré, on peut trouver chez certains auteurs
un essai de conciliation.
         Le Petit Frère de Jésus Michel Cuypers traite abondamment du thème de l'alliance dans son livre Le Festin, une lecture de la sourate al-Mâ'ida (Paris, Lethielleux, 2007). Le prospectus de l'éditeur dit que ce livre « fait apparaître très fortement les liens qui existent entre l'Ancien et le Nouveau Testament d'une part, et le Coran d'autre part. Il offre ainsi une matière nouvelle au dialogue interreligieux ». L'ouvrage est constitué par l'application à la sourate V des méthodes d'analyse rhétorique sémitique et d'intertextualité. Sa démarche repose sur une fidélité absolue à la perspective coranique: “alliance” traduit toutes les occurrences de mīṯāq, y compris pour désigner les pactes entre groupes humains, et le même mot d'“alliance” intervient dans le commentaire de l'auteur y compris lorsque le texte coranique ne dit pas explicitement mīṯāq. C'est l'analyse rhétorique qui justifie à posteriori cette assimilation conceptuelle par des correspondances structurelles.
         La double méthode d'analyse rhétorique sémitique et d'intertextualité est mise en œuvre pour établir un parallélisme entre la séquence coranique V, 1-11, traitant de devoirs (avec les aspects licites et illicites), et certains passages du Deutéronome qui renvoient à Moïse: la péricope “Gardez les paroles de cette alliance et mettez-les en pratique afin de réussir dans toutes vos entreprises” (Dt 29,8) permet de récupérer le thème biblique de l'alliance. On peut alors reprendre le fil de l'argumentation coranique: puisque juifs et chrétiens ont été infidèles à cette alliance, le Coran en propose une nouvelle, constituée de pratiques et obligations, et leur reproche de ne pas vouloir y entrer.
         Bien plus, les parallélismes structurels avec le Deutéronome permettent d'atténuer quelque peu la différence entre le Dieu sauveur de la Bible et le Dieu dominateur du Coran: certains exégètes chrétiens, en effet, ont reconnu que l'alliance du Sinaï, renouvelée dans le Deutéronome, n'est pas un pacte entre égaux, mais : « est analogue aux traités de vassalité: Yahweh décide avec une souveraine liberté d'accorder une alliance à Israël et il dicte ses conditions » [J. Giblet et P. Grelot]. Il en va de même pour l'alliance selon le Coran.
         Il subsiste néanmoins une difficulté que reconnaît le fr. Cuypers: « Ce qui distingue cependant l'alliance biblique de l'alliance coranique (et aussi du simple traité de vassalité) est le lien que la première établit d'emblée avec l'élection du peuple, objet de promesses divines qui s'inscrivent dans une histoire dialogique, alors que le Coran se situe directement dans une perspective de rétribution eschatologique. L'unilatéralité de l'alliance s'en trouve d'autant accentuée » (p. 78).
         On voit donc que, comme on dit, pour voir de l'alliance biblique dans le Coran, il faut l'y mettre. Aussi d'autres exégètes insistent-ils sur la séparation absolue entre les deux. Cela peut se faire selon deux points de vue, soit autour du thèmes de l'amour, soit autour de celui de l'histoire du salut.
         Au contraire de l’essai de conciliation indiqué précédemment, le Père Mariste libanais Antoine Moussali souligne  que « l’Alliance rentre, dans la perspective biblique, dans une histoire d’amour, celle que Dieu a conçue de réaliser entre lui et les hommes, pour passer d’une relation de maître à serviteurs à une relation d’amour. Perspective qui est étrangère à la vision musulmane qui conçoit les relations entre Dieu et les hommes comme une sorte de pacte conclu entre deux partenaires, dont l’un est suzerain et l’autre vassal. Les conséquences, tant au plan personnel que collectif, ne peuvent être que radicalement différentes tant au plan culturel, cultuel qu’au plan de la civilisation et de l’histoire (Judaïsme, christianisme et islam ; étude comparée, Paris, Editions de Paris,  2000, p. 34-35).
         De son côté le Père Eudiste François Jourdan insiste sur la différence qu'il y a entre le judaïsme et le christianisme d'une part, religions ancrées depuis Abraham « dans l'ordre d'un plan de Dieu sur l'histoire humaine », et l'islam de l'autre, où le prophétisme apparaît dès Adam et où, Dieu n'étant pas sauveur de l'humanité, le divin est seulement dominateur. 

         Les difficultés que nous venons de voir autour du thème de l'alliance se retrouvent, amplifiées, autour de la perception de la figure d'Abraham.
         En islam, on ne parle pas d'Abraham mais d'Ibrāhīm. Le changement phonétique n'est pas significatif en lui-même et est sans doute dû à une simple question d'histoire du graphisme arabe. Mais par-delà le changement phonétique, c'est la personnalité même qui est différente: dans le prolongement des amplifications du Midrash, Ibrāhīm est ici  essentiellement  le champion de la lutte contre l'idolâtrie, en quoi il est un “beau modèle”, et le promoteur du monothéisme spontané. Du fait de son antériorité historique il « n'était ni juif ni chrétien; il était monothéiste (ḥanīf) et soumis [à Dieu] (muslim) » (III, 67). Il est porteur d'une révélation écrite appelée les “feuilles [ou “rouleaux” (șuḥuf)] d'Ibrāhīm et de Mūsā [Moïse]”. Il est aussi appelé “votre père” mais si, selon les traditions arabes, il est, par Ismaël, un ancêtre des Arabes, non seulement le Coran ne reprend pas la bénédiction divine qui a été donnée à ce dernier, né de la servante Agar, mais il élimine toute transitivité à une quelconque descendance, à l'exception toutefois du prophétisme. Aussi ne parle-t-il pas d'“alliance” mais il utilise, à l'égard d'Ibrāhīm, une qualification d'esprit biblique, reprise par les écrits intertestamentaires et le Talmud: “ami intime (ḫalīl)” de Dieu. Avec son fils Ismaël, il est le premier bâtisseur, à la Mecque, de la Kaaba, temple dédié au culte pur du Dieu unique.
         Les divergences entre les perspectives juive, chrétienne et islamique au sujet de la figure d'Abraham ont donné lieu, vers le milieu du XXe siècle, à une première tension s'originant dans des discussions internes au monde des orientalistes mais les dépassant.
         L'islamologue hollandais Christiaan Snouck Hurgronje (1857-1936), avait commencé par des études de théologie à l'Université de Leyde; dans sa thèse de doctorat de Langues sémitiques, consacrée aux Festivités de la Mecque (1880),  constatant l'évolution de la figure d'Ibrāhīm au long des diverses phases des sourates dites “mecquoises” puis “médinoises”,  il avait estimé que c'était seulement après l'hégire, à la suite de son conflit avec les juifs, que Muḥammad a instauré l'image d'un Ibrāhīm ḥanīf, ni juif ni chrétien, faisant ainsi jouir l'islam, en tant que “religion (milla) d'Ibrāhīm”, du privilège de l'antériorité. Cette thèse fut reprise et amplifiée par un autre islamologue hollandais, Arent Jan Wensinck (1882-1939) qui avait, lui aussi, commencé par faire une année de théologie à l'Université d'Utrecht avant de se tourner vers les études sémitiques. Exprimée dans la première édition de l'Encyclopédie de l'Islam, cette thèse a suscité, lors de la traduction en arabe de cet ouvrage, de fortes réactions de la part des musulmans qui ont refusé cette vision historicisante. Ce qui a entraîné l'intervention d'un disciple enthousiaste de Louis Massignon, le prêtre catholique Youakim Moubarak, qui a consacré à la question d'Abraham dans le Coran un ouvrage au sous-titre significatif: “Etude critique des textes coraniques suivie d'un essai sur la représentation qu'ils donnent de la Religion et de l'Histoire” (Paris, Vrin, 1957). S'efforçant de concilier les points de vue chrétien et islamique, il s'est attaché en fait surtout à critiquer les arguments de Wensinck d'une façon que l'islamologue protestant allemand Rudi Paret a jugé “exagérée” et peu “fondée scientifiquement”.  Du côté catholique même le Dominicain Georges Anawati a pu regretter que Youakim Moubarak non seulement croit à la sincérité entière de Muhammad, mais opte pour la position traditionnelle islamique, si bien que pour lui tout ce que le Coran affirme est “objectivement” vrai et que par conséquent, il faut absolument tout interpréter dans un sens qui sauve cette authenticité.
         La raison de ce processus intellectuel est que Massignon a non seulement popularisé le thème d'Abraham, mais surtout  l'a lié à l'affectivité: « Je crois au Dieu d'Abraham et c'est là le premier anneau qui m'unit à mes amis musulmans » répétait-il. Le texte fondateur, en la matière est “Les trois prières d'Abraham”, rédigé en 1925-1927 et publié pour la première fois en 1935. Dans sa version de 1949, à l'occasion de la crise majeure du Moyen Orient, cet aspect affectif éclate avec une virulence particulière: « En ce moment où l'effroi qui nous cache l'approche de nos fins dernières nous fait nous retourner à l'envers, vers nos origines, où la malice toxique de nos dissentiments nous force à rechercher nos ancêtres communs, il est sage de reprendre, un à un, les chaînons de la chaîne spirituelle de témoins purs dont nous dépendons [...]; et ils nous ramènent à Abraham, d'autant plus fortement que notre cas est plus désespéré. Plus qu'aucun autre avocat des causes désespérées, Abraham est un intercesseur » (Dieu vivant, XIII, 1949. Repris dans Parole donnée).
         Le Père Blanc René Dagorn s'est rendu compte  des risques qu'entraînait ce transfert de la question sur le seul plan affectif. Dans une étude très fouillée qui, volontairement, « se limite strictement à une monographie concernant la conscience que le monde arabe a acquise de son rattachement à Abraham par Ismaël » (La geste d'Ismaël d'après l'onomastique et la tradition arabes, Genève, Droz, 1981,  p. 4), tout en se félicitant du caractère généreux de la littérature de dialogue qui occupe alors la place principale dans le domaine de la question des origines de l'islam, caractère qui repose sur “l'égalité foncière de la personne humaine”, il fait la réserve que « égalité foncière ne signifie en aucun cas nivellement et dialogue n'implique en aucune manière identité de vue sur tous les problèmes. Au contraire, un certain pluralisme est nécessaire pour qu'il y ait place à un dialogue. [Les divergences] ne doivent pas être un obstacle à une compréhension mutuelle, mais je ne crois pas que pour y arriver le meilleur moyen soit de les méconnaître et de jeter sur elles un voile discret, de feindre de les ignorer, de vouloir à tout prix les supprimer pour parvenir à une uniformité totale qui n'existe pas dans les faits. Or, parce que ces trois religions monothéistes ont vu le jour dans des pays proches les uns des autres, dans des populations voisines et vraisemblablement apparentées, qu'elles se réclament d'une idéologie commune sur plus d'un point et d'un lointain ancêtre commun qui se situerait à l'aube de l'ère historique, on a cru pouvoir les considérer comme trois dérivations plus ou moins parallèles à partir d'une source commune, dérivations entre lesquelles il n'y a que de minimes divergences » (p. 1-2).
         A l'issu d'un dépouillement admirable d'exhaustivité et d'objectivité, réalisé selon les critères les plus rigoureux de la recherche moderne, le travail du P. Dagorn conduit à « conclure de façon formelle à l'inexistence absolue et radicale dans la tradition arabe préislamique, des personnages d'Ismaël, d'Agar, sa mère, et même d'Abraham. Le corollaire inéluctable de ce fait qui ressort avec clarté de l'examen de l'onomastique et de la tradition tout entière, est que l'on n'avait conservé en Arabie, avant l'islam, sauf sans doute dans les communautés juives et chrétiennes de la péninsule et l'un ou l'autre groupe marginal qui avaient adopté complètement ou partiellement les idées et les traditions de ces deux mouvements monothéistes, aucune souvenance du patriarche biblique et de son fils exilé qui puisse servir de base à une théorie selon laquelle les Arabes auraient conservé le souvenir historique d'un rattachement charnel et même spirituel, à Abraham, à travers sa descendance ismaëlienne. Encore moins peut-on partir d'une telle base, qui de fait n'existe absolument pas, pour des déductions pseudo-théologiques ou mystiques concernant les débuts de l'islam. C'est indubitablement au prophète [Muhammad] en personne qu'il faut laisser l'honneur d'avoir perçu le lien qu'il y avait entre ses propres conceptions monothéistes et l'idéal religieux qu'il entendait substituer au paganisme ancestral de ses compatriotes mekkois et la foi du grand patriarche biblique » (p. 377).
         Cette conclusion a été diversement appréciée. Un autre Père Blanc,  Robert Caspar,  s'est efforcé d'en relativiser la portée, estimant « qu'il s'agit d'un problème mineur en regard du message coranique, quelle que soit l'importance que certains veulent lui donner aujourd'hui » (Islamochristiana 8, 1982, p. 286). D'autres confrères Pères Blancs sont même allés plus loin, cherchant à occulter l'ouvrage, et certains l'accusant même de “ton malveillant” à défaut de pouvoir le réfuter.
         Au contraire, le psychanalyste tunisien Fethi Benslama, professeur à l'Université de Paris VII, attache une importance très grande à ce travail et souligne l'importance de la question: « pourquoi tout d'un coup un homme parvient-il à transmettre ce qui ne s'est pas transmis au cours de tant de temps? »
         Mais l'impulsion donnée par Massignon a été, et est toujours, beaucoup plus diffusée que le livre de Dagorn  ou celui de Benslama. Cela conduit aujourd'hui à de curieux renversements. La passion pour le caractère “abrahamique” de l'islam au même titre que le judaïsme et le christianisme, se veut rationnelle et, par suite, ce sont ses adeptes qui accusent les contradicteurs d'irrationalités. En outre, comme on est sur le plan  du passionnel, cela peut facilement se combiner avec  des accusations politiques. C'est ainsi que, lors d'une émission radiophonique, l'essayiste Michel Orcel, qui se réclame à la fois de sa formation catholique et de son rattachement à “l'islam spirituel” (au point de publier dans une édition “catholique” une violente polémique en faveur de l'islam), s'en est pris à ce qu'il appelle « la frange extrême droite » de l'Eglise catholique, qu'il distingue de la majorité, jugée au contraire « ouverte au dialogue ». Il s'en est pris notamment « aux époux Urvoy, qui sont des arabisants très compétents, très pointus, mais que leur foi rend parfois extraordinairement aveugles. [Ils lui apparaissent comme liés à] une religion un peu totémique. [...] C'est assez pulsionnel, c'est en deçà de la raison » (http://www.franceculture.fr/emission-cultures-d-islam-la-verite-de-l'islam-2012-07-06). S'empressant de reprendre à son compte le mot de “phobie” qui lui est suggéré par l'organisateur de l'émission, Abdelwahhab Meddeb, il peut faire ainsi l'économie de toute argumentation scientifique sur l'objet lui-même.
         Le message de Massignon a été orchestré par divers mouvements. Parmi eux, La Fraternité d'Abraham est un cas auquel il est bon de s'arrêter à cause des grands noms qui l'illustrent. Fondée en 1967, elle publie depuis 1975 une revue trimestrielle et organise dans la région parisienne des rencontres mensuelles autour de thèmes annuels. Elle se présente elle-même comme « une association, un mouvement qui s'est donné pour but de “réunir tous ceux qui, à des titres divers, sont attachés aux valeurs spirituelles, morales et culturelles issues de la tradition du patriarche Abraham, et qui sont résolus à s'efforcer sincèrement d'approfondir la compréhension mutuelle, ainsi qu'à promouvoir ensemble pour tous les hommes la justice sociale et les valeurs morales, la paix et la liberté”».
         Après trois cycles consacrés à des thèmes très généraux, celui de 1977-1978 a voulu aborder directement la confrontation à travers les trois figures fondatrices. Les conclusions qui en ont été tirées dans la dernière séance, intitulée “Convergences et progrès dans la Fraternité d'Abraham: Moïse, Jésus et Mohammed”, sont significatives: seul le représentant du christianisme a envisagé une portée spécifique du mouvement, « affirma[nt] que, malgré les réticences de certains, le mot de “convergence” convenait bien puisque, issus de la foi d'un même homme, Abraham, les trois monothéismes étaient tendus vers un même but, la vision du Dieu unique dans un monde renouvelé »; les autres s'en sont tenus aux aspects pratiques: soit « le fait qu'à l'heure actuelle chacun pouvait s'exprimer clairement dans un climat de bienveillance et de sympathie », soit « accomplir [la] volonté [de Dieu] et faire du bien à tous sans distinction de race, de nationalité ou de religion ».
         Aussi, dans la suite de l'action du mouvement, est-ce cette orientation pratique qui l'a emporté. La présentation actuelle  de son Manifeste marque bien comment l'aspect doctrinal non seulement passe au second plan mais est ramené à une simple valorisation pragmatique de la religion: « Partageant la foi d'Abraham en Dieu mais aussi sa bienveillance envers tous les hommes, sa miséricorde et son hospitalité généreuse, pourquoi juifs, chrétiens et musulmans ne travailleraient-ils pas ensemble à construire un monde fraternel ? [...] Ce serait, aussi, la meilleure réponse à ceux qui dénoncent la religion comme un opium du peuple ». Tout au plus peut-on relever une allusion au « rapport entre religions abrahamiques et laïcité, plus étroit et fécond qu'il n'y paraît », rapport qui n'est pas explicité en lui-même et qui n'est guère envisagé que comme étant « peut-être l'une des clés des problèmes du Moyen-Orient » (Nathalie Szerman. Blog LeMonde.fr, 17, 01, 2008).
         A une échelle beaucoup plus visible, parce que très médiatisée, la “rencontre abrahamique de Cordoue”, en février 1987, a consacré ce tournant vers le pragmatisme. L'ex-marxiste converti à l'islam Roger (Rağāʼ) Garaudy y avait mis en présence nombre d'autorités religieuses et d'intellectuels reconnus de l'islam et des principales Eglises chrétiennes. Mais on a dû reconnaître qu'il n'y avait pas « une représentativité expressément mandatée par les confessions respectives », et que par suite, « une fois épuisés les désirs pieux et les provisions de bonne volonté, il a bien fallu constater les limites théologiques des convergences possibles autour d'Abraham pourtant vénéré typologiquement par toutes les confessions représentées » (Gérard Demeerseman, Islamochristiana 13, 1987, p. 192). La rencontre s'est donc close seulement sur un rapport appelant à la solidarité, condamnant le terrorisme et invitant à la reconnaissance des droits des minorités religieuses.
         Plus récemment, dans le cadre d'une grande popularisation du thème abrahamique, une chaîne secondaire de télévision (Direct 8) a offert hebdomadairement une émission à grand spectacle portée par des représentants des trois monothéismes.
         Malgré cette reconversion générale à une vision pragmatique, les questions d'idées n'ont pas totalement disparu. On peut distinguer quatre domaines principaux de problématique.
         1.  La question de la filiation charnelle à partir d'Abraham continue à avoir des échos sous des formes dérivées. La première est celle de la désignation de celui de ses deux fils (Isaac ou Ismaël ?) qui devait servir de victime pour le sacrifice demandé par Dieu. Après avoir été longtemps matière à controverses acerbes, cette question est généralement considérée comme sans signification en soi par les tenants du dialogue. Mais tout en proclamant cela, certains d'entre eux n'en continuent pas moins à y voir un révélateur de malveillance. Par exemple Mohamed Talbi, dans un article sur “La foi d'Abraham”, a consacré cinq pages sur onze à décrire cette polémique en arguant que « l'honnêteté exige de ne pas la passer sous silence ». Tout en la jugeant « tout à fait stérile », il n'en a pas moins pris lui-même nettement position pour Ismaël et présenté la version des islamologues en faveur d'Isaac comme se situant « dans le cadre classique de l'interprétation de l'Islam comme une habile création de Muḥammad ». Aussi concluait-il: « nous venons de constater, en refusant les baisers Lamourette, qu'Abraham ne fait pas qu'unir les trois monothéismes qui s'en réclament. A son propos les divergences sont profondes aussi » (Islamochristiana 8, 1982, p. 4-8).
         Dans le même ordre d'idées, mais plus généralement, c'est le lien d'Abraham avec les Arabes qui a été souligné. Le Dr Kāmil Ḥusayn, que l'on qualifie volontiers d'“humaniste”, écrivait en 1972, dans son essai Le sage rappel (al-ḏikr al-ḥakīm) - ouvrage qu'il présentait explicitement comme une méditation des textes adaptée à la civilisation moderne -: « Abraham est tout spécialement lié aux Arabes. Il bâtit chez eux la Maison de Dieu (bayt al-ḥaram) et y laissa son fils Ismaël qui a prié Dieu pour la sécurité et la fertilité de ce pays [...]. Les Arabes sont les premiers dans la génération d'Abraham du fait qu'il n'y a pas d'autre prophète entre lui et le Prophète des Arabes » (Cité par Hélène Expert-Bezançon, Islamochristiana 14, 1988, p.   25).
         Il faut noter que la confusion faite par cet auteur  musulman entre “islam” et “arabe” se trouve déjà, du côté chrétien, chez Massignon qui désignait le Coran comme étant « Cette édition arabe de la Bible, réservée aux descendants charnels d'Abraham par Ismaël » (La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj, nouv. éd., Paris,  nrf, 1975, t. III, p. 10).
         2. Inversement, la paternité d'Abraham peut être réduite à une fonction purement symbolique, à la faveur de laquelle, sous le couvert d'un appel à l'intercompréhension, on tend vers une substitution de l'interprétation islamique à l'interprétation chrétienne du message abrahamique. On en a un premier signe, parmi les premières réactions islamiques publiques aux propositions chrétiennes de dialogue, dans un article paru en 1985 dans la revue al-Hidāya, et consacré au livre du SRI, Nous sommes tous fils d'Abraham. Après avoir relevé avec faveur l'appel de ce texte à la coopération pour le bien de l'humanité, il insiste sur son incitation des chrétiens et des musulmans à approfondir non seulement leur propre foi mais aussi celle de l'autre. Il soutient qu'une bonne compréhension de la Trinité ne contredit pas la foi au Dieu unique, mais souligne aussi que les auteurs de l'ouvrage « croient que la participation de l'Islam à l'approfondissement de l'étude de la théologie chrétienne peut aider leurs frères chrétiens à se concentrer plus clairement sur la proclamation de l'unité qu'ils ne l'ont fait par le passé » (Présentation par Penelope Johnstone, Islamochristiana 13, 1987, p. 138).
         C'est effectivement la voie qui a été suivie par le théologien indépendant Hans Küng. Dans son livre L'Islam (2004, trad. fse Paris, Cerf, 2010), il a proposé une façon de penser l'unité du Père, du Fils et du Saint-Esprit qui soit “acceptable pour les juifs et pour les musulmans”, ajoutant aussitôt: « mais aussi aux chrétiens aux yeux desquels les formulations traditionnelles restent étrangères » (p. 726). Par là, le critère de “communicabilité” devient le fondement même de l'élaboration théologique. On s'achemine ainsi vers la construction d'une “théologie islamo-chrétienne” dans laquelle Abraham est réduit à un symbole d'unité.
         3. Voulant éviter les deux écueils précédents, Ṭāriq Mitrī, orthodoxe, responsable du Bureau pour les relations interreligieuses du Conseil Œcuménique des Eglises (Genève) a proposé en juillet 1998 au Conseil des Eglises du Moyen-Orient une réflexion sur Abraham qui surmonterait les implications géopolitiques contemporaines de l'opposition Israël-Ismaël.  Dénonçant les influences du conflit israélo-palestinien sur les textes de la Fraternité d'Abraham  et du Forum Abrahamique, il a voulu revenir à la vision de Massignon et de Moubarak. Se référant à la Bible qui dit qu'Abraham est « l'ancêtre d'une multitude de nations » il veut réunir judaïsme, christianisme et islam autour du seul thème de la descendance “selon l'esprit”. Pour ce faire il s'efforce de fusionner d'une part les passages du Nouveau Testament soulignant que revivre la foi d'Abraham implique l'héritage de ses promesses, et de l'autre les versets coraniques où Abraham et Ismaël sont présentés comme modèles de la “soumission” à la volonté de Dieu.
         Si cette volonté de dépolitiser la question est méritoire (encore que le Dr Mitrī voit dans sa solution le véritable fondement de la paix au Moyen Orient), on peut se demander s'il suffit de reprendre de façon incantatoire l'expression “selon l'esprit” pour justifier l'assimilation proposée des deux interprétations du message d'Abraham où « les musulmans voient Abraham comme un chef exemplaire, un “ami de Dieu” et un ancêtre de Muḥammad par Ismaël. [alors que] les chrétiens [...] continuent à souligner un lien spirituel avec Abraham du fait de sa foi et de son rôle dans l'histoire du salut, préparant la venue de Jésus-Christ » (Islamochristiana 34, 2008, p. 243-244).
         4. Rompant tout à fait avec les questions pratiques, le Père Barnabite Giovanni Rizzi s'est attaché aux présupposés épistémologiques et herméneutiques de la déclaration Nostra Aetate 3 (Islamochristiana 32, 2006, p. 29-62).  Il relève, dans deux textes émanant de Vatican II, la “quasi-coïncidence” entre la fides Abrahae (foi d'Abraham) dont parle Lumen Gentium 16, § 326, et la fides islamica (foi islamique) de Nostra Aetate 3, § 859. Il souligne que, bien que tous deux renvoient manifestement à la formule coranique “la religion d'Abraham (millat Ibrāhīm)”, ce terme n'apparaît pas dans le texte conciliaire mais seulement le terme fides « qui a dans le latin de la Vulgate comme dans celui de la théologie catholique une valeur fondamentale christologique et théologale » (p. 42). Aussi faut-il examiner soigneusement la précision fides islamica. Rizzi remarque que Nostra Aetate dit “sicut Deo se submisit Abraham” (comme Abraham s’est soumis à Dieu) et que le latin se submittere est la "meilleure traduction" de Islām. Mais aussitôt il met en garde que «  par-delà les bonnes intentions et les approximations d'un certain langage théologico-pastoral post-conciliaire à l'enseigne d'un dialogue islamo-chrétien peut-être un peu précipité dans le choix des points de départ, les textes conciliaires en réalité ne se compromettent pas au-delà d'un rappel exact des conceptions islamo-coraniques sur Abraham, qui ne peuvent pas être complètement homologuées dans une re-signification chrétienne correcte » (p. 43).
         Aussi dénonce-t-il le danger de confusion que présente la formule des “trois religions abrahamiques”, reconnaissant seulement qu' « elle pourrait éventuellement se fonder sur une espérance, ou sur un pari, qu'il soit possible en quelque manière de cheminer ensemble nonobstant l'asymétrie de départ  » (p. 48-49).
         Cet article est paru dans un numéro spécial d'Islamochristiana pour fêter le quarantième anniversaire de Nostra Aetate. Dans la même livraison un article d'un Turc musulman, le Dr  Ali Isra Güngör, présente les mêmes réserves par rapport à l'idée de “religions abrahamiques”: « Il est difficile de donner un contenu à ce terme de telle sorte qu'il puisse être compris de la même façon par chacun » (p. 101). Pour lui, on ne peut ignorer ni les modalités de la révélation dans chaque religion, ni la façon dont elle a été vécue au long de l'histoire. Méfiant envers toute forme de catégorisation appliquée aux religions, il l'est en particulier envers le terme “monothéisme” qui peut être compris de diverses façons.
         On voit que les mots comme alliance et les figures symboliques comme Abraham ne sauraient être reçus naïvement comme les éléments d'une base commune aux différentes religions qui s'appuient sur elles. Les missionnaires du XVIe siècle, en Amérique, constatant qu'il y avait dans les religions autochtones des aspects semblables à ce qu'eux-mêmes apportaient (baptême, confession, communion) y ont vu d'odieuses parodies, dictées par le Démon pour détourner les Indiens d'une conversion sincère. Peut-être était-ce une trop grande méfiance suscitée par la vue, par à côté, d'aspects atroces comme les sacrifices humains. Du moins était-ce la marque d'une prudence  trop souvent oubliée de nos jours où l'on s'efforce au contraire d'occulter les marques brutales mais néanmoins significatives.

Marie-Thérèse URVOY