(.../...)
A ce déséquilibre correspond un fort
déséquilibre psychologique entre les deux parties.
A-. Dans une première
phase, on a pu voir du côté chrétien et occidental se multiplier les
sollicitations, et du côté islamique se maintenir la réserve, voire la
méfiance. Dans les sollicitations se mêlaient la charité apostolique
chrétienne, la mauvaise conscience des décolonisations, et même l'attirance
pour une religion à la fois exotique et apparemment proche. La réserve des
Musulmans, quant à elle, était due à leur vision classique du monde partagé en
deux zones antagonistes (territoire de l'islam - territoire de la guerre), à
l'amertume des colonisations qui avaient soumis des Musulmans à des non
musulmans, ce qui est « illicite », et à l'hostilité envers le mouvement
missionnaire chrétien, tant en lui-même que pour ses liens éventuels avec la
colonisation.
B-. La manifestation de plus
en plus nette de cet obstacle a conduit à passer à une seconde phase.
Dans celle-ci, la sollicitation s'est encore accrue, avec un net effort pour
généraliser les compromis doctrinaux qui avaient déjà été proposés par des
individualités plus ou moins notables. Il convient de s'arrêter sur les
compromis les plus notoires (12).
a-. Il y a d'abord le thème
de l'alliance. Sous ce terme se
mêlent deux questions: l'une est d'ordre lexicographique et l'autre d'ordre
théologique. La question lexicographique tient à ce que le Coran utilise le
même mot mītāq pour désigner
deux choses de niveaux très différents: d'une part des pactes entre humains
(alliance tribale, mariage), d'autre part les engagements que Dieu a « pris des » Juifs, des prophètes, de « ceux qui ont reçu l'Ecriture » et donc des Chrétiens (V, 14), ainsi que des « croyants » (c'est à dire les seuls Musulmans: LVII, 8). Dans
cette seconde signification du mot mītāq,
ce n'est pas Dieu qui s'engage, mais il reçoit
l'engagement des diverses catégories citées, et il envoie, par suite, sa
malédiction sur les Juifs qui ont rompu cet engagement. Toutefois, à deux
reprises, le texte coranique utilise en même temps les mots mītāq et ʽahd (II, 27; XIII, 20, 25); doit-on les traduire de façon distincte, le premier par « alliance
» et le second par « pacte », ce qui
conduit à étendre la première
traduction à toutes les occurrences de mītāq,
ou au contraire les considérer comme
interchangeables? Ainsi se pose inéluctablement la question théologique de la
confrontation entre l'alliance biblique et le pacte coranique.
En fait, on constate que le thème de
l'alliance n'est pas tant privilégié par les Musulmans eux-mêmes que par une
frange de Chrétiens particulièrement engagés dans le dialogue. Ce qui fait que,
sur ce point, on peut trouver, paradoxalement, d'un même côté, aussi bien des
Chrétiens « ordinaires » que des Musulmans, face à des Chrétiens « engagés ».
C'est ainsi que Mohamed Talbi a constaté paisiblement: « Les passages de la
Genèse (15, 1-21; et 17, 1-23) relatifs à la Promesse et à l'Alliance n'ont pas
de correspondant dans le Coran » (13).
Il faut donc bien garder à l'esprit
qu'il y a deux niveaux de sens du mot « alliance »: le sens courant (qui peut
être confondu avec celui de pacte) et le sens biblique. Dans l'univers du
dialogue islamo-chrétiens se dessinent alors diverses attitudes.
La première de ces attitudes a été
une libre spéculation, basée uniquement
sur une manipulation du texte biblique: Claude Geffré a pensé
pouvoir replacer l'islam dans le schéma biblique de l'alliance en remontant à
Ismaël lui-même, indépendamment du pacte coranique. Il est remarquable que dans
son analyse il ne cite que le verset 17,
17 [20 dans la Bible de Jérusalem]
et saute directement au verset 20 [23],
passant sous silence la suite immédiate du premier: « Mais mon alliance, je
l'établirai avec Isaac, que va t'enfanter Sara... ». Evitant ces coups de pouce
donnés aux textes, Mgr Brunin préfère, pour sa part, remonter à l’alliance que
Dieu a faite dès l’origine avec l’humanité. Mais la seule justification de
cette extension particulière aux Musulmans, plutôt qu’à d’autres communautés
religieuses, est le climat de sympathie générale manifestée par l’ensemble de
son livre. On est au niveau de l’acte de
foi.
Il
y a eu ensuite un essai de conciliation, notamment avec Michel
Cuypers qui traite abondamment du thème
de l'alliance dans son livre Le Festin,
une lecture de la sourate al-Mâ'ida
(14) avec application à la sourate V des méthodes d'analyse
rhétorique sémitique et d'intertextualité.
Cette double méthode est mise en œuvre pour établir un parallélisme
entre la séquence coranique V, 1-11, traitant d'obligations (avec les valeurs
licites et illicites), et certains passages du Deutéronome. Les parallélismes
structurels avec le Deutéronome permettent d'atténuer la différence entre le
Dieu sauveur de la Bible et le Dieu dominateur du Coran.
b-. Autre thème notoire de
compromis, celui de la communauté abrahamique. En islam, on ne parle pas
d'Abraham mais d'Ibrāhīm. Par-delà le changement phonétique, c'est la
personnalité même qui est différente: dans le prolongement des amplifications
du Midrash, Ibrāhīm est ici essentiellement le champion de la lutte contre l'idolâtrie,
en quoi il est un « beau modèle » (Coran, LX, 4), et le promoteur du
monothéisme spontané. Du fait de son antériorité historique il « n'était ni
juif ni chrétien; il était monothéiste (ḥanīf)
et soumis [à Dieu] (muslim) » (III,
67). Les divergences entre les trois perspectives juive, chrétienne et
islamique ont donné lieu à une première tension, vers le milieu du XXe
siècle, s'originant dans les discussions internes au monde des orientalistes
mais les dépassant.
L'islamologue hollandais C. Snouck
Hurgronje (1857-1936), avait estimé que c'était seulement après l'hégire, à la
suite de son conflit avec les Juifs, que Muḥammad a instauré l'image d'un
Ibrāhīm ḥanīf, ni juif ni chrétien,
faisant ainsi jouir l'islam, en tant que « religion (milla) d'Ibrāhīm », du privilège de l'antériorité. Un disciple
enthousiaste de Louis Massignon Y. Moubarak, s'est efforcé au contraire de
concilier les points de vue chrétien et islamique. La raison de ce processus
intellectuel est que Massignon a non seulement popularisé le thème d'Abraham,
mais surtout l'a lié à l'affectivité: «
Je crois au Dieu d'Abraham et c'est là le premier anneau qui m'unit à mes amis
musulmans » répétait-il. A son tour, R.
Dagorn s'est rendu compte des risques
qu'entraînait ce transfert de la question sur le seul plan affectif. Il établit
« l'inexistence absolue et radicale dans la tradition arabe préislamique, des
personnages d'Ismaël, d'Agar, sa mère, et même d'Abraham. Le corollaire
inéluctable de ce fait [est que] c'est indubitablement au prophète en personne
qu'il faut laisser l'honneur d'avoir perçu le lien qu'il y avait entre ses
propres conceptions monothéistes et l'idéal religieux qu'il entendait
substituer au paganisme ancestral de ses compatriotes mekkois et la foi du
grand patriarche biblique » (15).
c-. Le troisième thème
notoire de compromis est l'établissement de cultes communs (prières,
pèlerinages,...). L'exemple le plus célèbre est celui donné dès 1954 par L.
Massignon dans ses pèlerinages islamo-chrétiens annuels à Vieux Marché, en
Bretagne, où - dit-on - les participants récitaient le Pater et la Fātiḥa (sourate liminaire du Coran). En
1986, dans la perspective de la première
réunion interreligieuse d'Assise, Mgr J. Mejia a été amené à faire la
distinction essentielle entre « prier ensemble » et « être ensemble pour prier
». Après avoir rappelé que « S[']il est vrai que lex orandi [règle de la prière] est lex credendi [règle de la foi], il est tout aussi vrai que lex credendi est lex orandi ».
Nonobstant ces paroles, certains acteurs du dialogue ont proposé en 1996 un
unique modèle de « Manuel de prières » pour les rencontres islamo-chrétiennes,
intitulé Prier ensemble, et encore accessible sur Internet. Dans ces recherches d'un vocabulaire
commun, des sollicitations lexicales manifestes sont à relever. Ainsi, dans
l'utilisation des 99 « beaux noms de Dieu » (al-asmāʼ al-ḥusnā), on constate divers abus sémantiques, par
exemple: ğabbār, traduit par « le Très fort », alors qu'en fait l'homme
arabe le comprend dans son sens philologique qui signifie « Celui qui contraint
par violence » et que la traduction de Médine ( 16) donne « le
Contraignant »; mutakabbir, traduit par « qui seul peut se glorifier de Sa perfection », et
qui signifie en fait « altier, orgueilleux » (trad.
de Médine: « l'Orgueilleux »); qahhār, traduit par « Celui dont la domination
s'étend sur toutes les créatures », et qui est en fait « Celui qui soumet, qui
asservit » ( trad. de Médine: « Dominateur sur Ses serviteurs », et « qui
asservit »); fattāḥ, rendu par « le Révélant », alors que la
traduction de Médine donne « le Grand Juge ». On ne saurait donc prendre indistinctement l'ensemble
des noms d'Allah comme base cultuelle commune.
d-.
Enfin, la question la plus grave est sans doute celle de la mise
sur un même plan « prophétique » de Muḥammad et du Christ. L'invitation à reconnaître le prophétisme
de Muḥammad est non seulement un thème obligé de la mission islamique, mais
elle prend un poids supplémentaire quand
elle est faite aux Chrétiens car, du point de vue islamique, reconnaître à la
fois l'unicité de Dieu (ce que fait de lui-même un Chrétien) et le prophétisme
de Muḥammad revient à devenir musulman de fait, même si on n'en a pas
conscience ou si on ne veut pas le reconnaître. Les Musulmans invoquent
l'exigence de réciprocité: comme ils reconnaissent le prophétisme du personnage
coranique de ʽĪsā, qu'ils assimilent - abusivement - au Jésus des Chrétiens,
ceux-ci devraient reconnaître le prophétisme de Muḥammad. Ce n'est pas
seulement le fait du croyant ordinaire, que l'on pourrait supposer
insuffisamment informé, c'est aussi celui des plus hautes instances
religieuses. Il y a cependant des Musulmans plus conscients des réalités et qui
reconnaissent que, pour les Chrétiens,
Muḥammad « sera un grand homme et peut-être un réformateur social, mais
pas un prophète ».
C-. Nous sommes actuellement
dans une troisième phase où les rôles sont modifiés. Du côté chrétien il
y a partage entre ceux qui veulent pousser encore davantage les concessions et
ceux qui pensent qu'on est allé trop loin. Les premiers insistent sur le thème
de l'amour, reprenant la distinction chrétienne: amour entre Dieu et l'homme
d'une part, amour du prochain d'autre part.
Pendant longtemps - et souvent
encore actuellement - les Chrétiens s'intéressant à l'islam ont vécu sur
l'opposition en lui entre la religion légaliste et la mystique. Dans la
première une relation d'amour entre Dieu et l'homme apparaissait comme exclue,
voire condamnée, alors qu'elle serait essentielle dans la seconde. La figure de
Ġazālī était alors magnifiée pour avoir voulu, dans sa grande somme La revivification des sciences de la
religion, faire la synthèse du juridique et de l'affectif. Mais bien que
Ġazālī ait été très vite promu au rang d'autorité majeure de l'islam, cela n'a
pas arrêté le mouvement de l'histoire, qui devait être marqué notamment par
deux grandes étapes antagonistes: d'une part la popularisation de la mystique
qui, sous la forme du soufisme organisé en confréries, se répandait peu à peu,
à partir du XIIe siècle, dans toutes les couches de la population,
et d'autre part, à partir du XVIIIe siècle, la réaction wahhabite
contre le culte des saints, prolongée par le mouvement salafî. Dans cette
vision des choses, la relation d'amour entre Dieu et l'homme restait un
phénomène exceptionnel: tous les Musulmans admettent que Dieu aime l'homme à condition qu'il accomplisse ses obligations, mais qu'il n'aime pas les autres (Coran II, 190,
276; III, 57; IV, 36-37, 107; VI, 141; etc.); quant à l'amant de Dieu - pour ceux qui en admettent l'idée -, il doit être
le produit d'une démarche longue et difficile, en théorie ouverte à tous, mais
en fait accessible seulement à une petite élite.
Un dossier de la revue Islamochristiana
consacré à ce thème cite la remarque de K. Husayn: « Cette croyance
[chrétienne] contient beauté, élévation, exhortation. Mais les Musulmans ne
peuvent la confirmer, même s'ils ne nient pas sa grandeur. Ils la refusent pour
une unique raison: elle est contraire au tanzīh
[purification (de tout aspect créé en Dieu)]. Tout ce qui touche de près ou
de loin à celui-ci est estimé crime contre l'unicité (širk) et c'est ce que Dieu ne pardonne jamais » (17).
Pourtant, à la suite de l'affaire de
la leçon de Ratisbonne de Benoît XVI (12 septembre 2006), le thème de l'amour
de Dieu a refait subitement surface dans la Lettre ouverte et appel de 138
leaders religieux musulmans adressée au Pape et aux chefs des Eglises
orthodoxes et protestantes. Le souci fondamental de ce texte est la paix:
l'islam n'est pas contre le christianisme si celui-ci ne l'attaque pas. La
meilleure façon d'assurer la paix entre les religions est de tabler sur ce que
le Coran appelle « venir à un terme commun entre vous et nous » (III, 64).
C'est dans ce but que le texte entend montrer que la première moitié de la
profession de foi islamique (šahāda),
« il n'y a de dieu que Dieu », correspond à ce que l'Evangile qualifie de «
premier et plus grand commandement », à savoir le Shema Israël (Deutéronome 6,
4-5): Ecoute Israël, le Seigneur notre Dieu est l'unique Seigneur et tu
aimeras le Seigneur ton Dieu de tout son cœur, de toute son âme de tout ton
esprit et de toute ta force (Marc 12,
29-30; cf Matthieu 22, 37 et Luc 10,
27). Avec habileté ce texte glisse
ensuite subrepticement de l’amour de Dieu pour les hommes à son amour pour les
Chrétiens – idée fort peu coranique .
Le thème de l'amour du prochain est
plus problématique encore. Le Chrétien engagé dans des activités caritatives
les considère comme son devoir d'aimer jusqu'à ses ennemis, et se remémore
notamment la parabole du bon samaritain qui met en scène dans un acte de
charité deux membres de groupes antagonistes. Le Musulman, pour sa part, est
habité par les nombreuses injonctions coraniques à la générosité, à l'entraide,
à la protection du faible, etc. Néanmoins, dans cette attitude spontanée,
interfère souvent le réflexe communautaire, ce qui fait que jusqu'à tout
récemment l'action caritative islamique a été strictement limitée au bénéfice
des coreligionnaires. L'ouverture, depuis peu, de l'aide aux non-musulmans est
due soit à l'émulation avec des actions laïques très médiatisées, soit au
rapprochement individuel avec des associations caritatives chrétiennes. En tout
état de cause, ce sont des actes ponctuels, qui ne sont jamais devenus la règle
générale d'une charité islamique ouverte à tous.
Sur ce thème il existe deux
attitudes opposées chez les Musulmans: certains, œuvrant au contact des
Chrétiens, partent de la morale en acte
pour aboutir à l'amour de Dieu, via
l'amour du prochain envisagé de façon mystique; en regard, la Lettre ouverte
des leaders musulmans, suit une
démarche plus intellectualiste: elle part de la proclamation de l'unicité
divine, d'où elle tire d'abord l'amour de Dieu et ne passe qu'ensuite à l'amour
d'autrui. Elle ne traite que très brièvement de celui-ci et en fait reposer le
devoir sur la tradition prophétique suivante: « Vous n'aurez de foi que si vous
aimez pour votre frère [autre version « pour votre voisin (ğār) »] ce que vous aimez pour vous-même ». On remarquera la
différence de vocabulaire liée aux différents contextes: les premiers parlent
de « proche » (qarīb), terme qui
n'existe pas dans les textes sur lesquels ils se fondent. Le verset coranique
II, 177 qu'elle cite ensuite parle bien des « proches » (dawī l-qurbā), mais c'est dans un sens limitatif puisqu'ils
sont associés dans l'acte de générosité aux orphelins, aux pauvres, aux
mendiants, etc. Le verset XLII, 23 prescrit « l'affection à l'égard des proches
» (al-mawadda fī l-qurbā). Les
auteurs du texte ne se réfugient pas dans « un plaidoyer vindicatif pour l'umma
», mais cela concerne
l'action, non le fond. Les proches d'un Musulman sont musulmans; les textes
n'étendent pas la compréhension du verset aux proches non musulmans, s'il s'en
trouve.
La question est en effet importante.
Le glissement vers le thème de la paix dans le monde finit par réduire les instances
religieuses à des groupes d'opinion comme tous les autres défenseurs du respect
mutuel, et à évacuer la spécificité de l'amour du prochain. Comme preuve de la
réalité de ce risque, citons la session du Comité mixte pour le Dialogue
entre le Comité permanent d'Al-Azhar pour le Dialogue avec les religions
monothéistes et le Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux,
qui s'est déroulée à l'Université Al-Azhar du Caire, les 25 et 26 février 2008,
et qui a eu précisément pour thème: « Foi en Dieu et amour du prochain comme
fondements du dialogue interreligieux ». Tout en répétant qu'il faut placer
Dieu au centre des débats, la session n'en aboutit pas moins à une déclaration
finale qui se coule exactement dans le moule de toutes les déclarations
purement laïques: « Nous affirmons que
toute religion respecte la dignité et l'honneur de la personne humaine sans
considération de race, de couleur, de religion on de conviction, et condamnons
toute offense contre l'intégrité, la propriété et l'honneur personnels ». Et le
Cardinal Tauran, président du Conseil pontifical pour le dialogue
interreligieux, renchérit dans le même ton: « De fait, toutes les religions
partagent la règle d'or: « Fais aux autres ce que tu voudrais qu'ils te fassent
». Ma liberté est limitée par la liberté de l'autre ». ( 18)
On objectera que ces paroles sont
dues à des circonstances particulières, à savoir l'émotion du monde islamique
après la publication, dans un journal danois, de caricatures du prophète de
l'islam. Mais précisément cela montre deux choses: d'abord que l'on retombe
très facilement dans le plaidoyer pro
domo, ensuite que les Chrétiens se montrent incapables de sortir de cette
ornière quand les Musulmans les y entrainent.
Plus généralement on constate là,
pour des raisons que l'on pourrait qualifier de « diplomatiques », une désacralisation du commandement d'« amour
du prochain ». Que peut-on alors répondre à ceux qui, soutenant que les
religions sont sources de conflits, restent sceptiques devant les nombreuses
manifestations du genre « les religions pour la paix », n'y voyant
qu'hypocrisie ?
Or
ces thèmes d'amour de Dieu et d'amour du prochain, non seulement forment le
fond du christianisme mais ont été plus ou moins laïcisés et intégrés à la
culture laïque occidentale. Cet éclatement entraîne une apparence de faiblesse,
d'autant plus grande qu'une partie des acteurs du dialogue se sont carrément
mis au service des revendications islamiques. Aussi les Musulmans se
montrent-ils plus intransigeants et poussent-ils encore davantage ces
revendications.
Venues plus tard, les tentatives
laïques de dialogue avec les instances islamiques sont tombées dans les mêmes
ornières. Elles ont repris avec de plus en plus d'insistances le discours
apologétique des Musulmans dits "modérés", processus qui a abouti à cette réaction de
satisfaction des Musulmans après les récentes déclarations du ministre de
l'intérieur: « auparavant on avait un discours condescendant, mais maintenant
on a un discours valorisant ». De leur côté, les Musulmans, à partir de 1972,
ont opposé à la Déclaration des droits de l'homme diverses moutures de Déclaration
islamique des droits de l'homme visant chaque fois à montrer que l'islam
avait été le premier à proclamer et à défendre ces droits, mais dans le cadre
de la charîa
En fait, tant dans la sphère
religieuse que dans les actions laïques, ce que l'on appelle « dialogue » n'est que, au mieux, une
juxtaposition de deux monologues lénifiants - ce que l'universitaire tunisien,
et ancien partenaire du dialogue à Rome,
‛Abd al-Majid Charfi a appelé « une politique de sourires » -, au pire, un
vulgaire marchandage « paix contre concessions ».
Que faut-il conclure de cela. Il est
clair qu'il ne saurait y avoir de dialogue « avec l'islam » en général. Certaines
valeurs fondamentales de l'islam-religion sont inconciliables avec le
christianisme, telles la conception de Dieu et de Son unicité, et la relation
entre Dieu et l'homme. Certaines valeurs fondamentales de l'Islam-civilisation
sont même inconciliables avec l'Occident, tant chrétien que laïque, tel que le
but ultime de triomphe de la Loi islamique, qui est une proclamation
essentielle dans le Coran, mais aussi le statut inégalitaire entre croyant et
non croyant, ainsi qu'entre homme et femme. On ne saurait donc envisager de
dialogue qu'avec des Musulmans, c'est à dire des hommes, non un système
idéologico-cultuel.
Certes, les rencontres
institutionnelles peuvent être de quelque efficacité dans la pratique:
apaisement de tensions sociales, action caritative, effort d'insertion, etc.
Mais cela se fait soit en mettant la religion entre parenthèse, soit en en
présentant une image absolument artificielle qui peut voler en éclats à chaque
instant, soit encore en réduisant le religieux à du « pratique » (comme, par
exemple, l'instauration de comptes bancaires « islamocompatibles » pour éviter
que l'argent des Musulmans ne fuie vers l'extérieur). Dans aucun de ces cas il
n'y a « dialogue ».
Ce qui rend si difficile - voire
quasi impossible - le dialogue dans un cadre institutionnel, c'est que, dans
cette situation, chaque partie est tenue de jouer un rôle: respectivement celui
de la charité chrétienne, ou celui de l'humanisme pour les laïques, d'une part,
et celui de la défense de l'islam d'autre part. Les deux premiers font très
facilement passer de la conciliation à l'abdication, alors que le troisième
exige de pousser la revendication. Et même si cela conduit à l'arrogance,
Chrétiens et humanistes laïques se sentent obligés de - comme on dit - « ne pas
faire comme eux ».
Il vaut donc mieux répartir les
rôles. Les instances officielles doivent chercher à connaître le mieux possible
l'islam, de façon à prendre avec autorité les décisions les plus idoines
possible. Même s'ils sont satisfaits des avantages qu'ils peuvent en tirer,
jamais les Musulmans n'ont respecté ceux qui les flattent, la flagornerie étant
considérée comme un signe de faiblesse et de capitulation. C'est au niveau des
individus, au mieux des petits groupes amicaux, que peut se réaliser véritablement
le dialogue. Il est vécu sans tapage médiatique.
Ce qui peut être fécond c'est
l'échange entre personnes, ou petits groupes de personnes, qui peuvent bien
être chrétiennes, humanistes, agnostiques ou musulmanes, et qui par conséquent
agissent en tant que telles, mais seulement pour leur propre gouverne, sans la
dimension et la pression de la communauté.