vendredi 13 septembre 2019

Le dialogue islamo-chrétien: la mésentente (Montargis, 2 fév. 2019) (2/2)


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            A ce déséquilibre correspond un fort déséquilibre psychologique entre les deux parties. 
            A-. Dans une première phase, on a pu voir du côté chrétien et occidental se multiplier les sollicitations, et du côté islamique se maintenir la réserve, voire la méfiance. Dans les sollicitations se mêlaient la charité apostolique chrétienne, la mauvaise conscience des décolonisations, et même l'attirance pour une religion à la fois exotique et apparemment proche. La réserve des Musulmans, quant à elle, était due à leur vision classique du monde partagé en deux zones antagonistes (territoire de l'islam - territoire de la guerre), à l'amertume des colonisations qui avaient soumis des Musulmans à des non musulmans, ce qui est « illicite », et à l'hostilité envers le mouvement missionnaire chrétien, tant en lui-même que pour ses liens éventuels avec la colonisation.
            B-. La manifestation de plus en plus nette de cet obstacle a conduit à passer à une seconde phase. Dans celle-ci, la sollicitation s'est encore accrue, avec un net effort pour généraliser les compromis doctrinaux qui avaient déjà été proposés par des individualités plus ou moins notables. Il convient de s'arrêter sur les compromis les plus notoires (12).
            a-. Il y a d'abord le thème de l'alliance.  Sous ce terme se mêlent deux questions: l'une est d'ordre lexicographique et l'autre d'ordre théologique. La question lexicographique tient à ce que le Coran utilise le même mot tāq pour désigner deux choses de niveaux très différents: d'une part des pactes entre humains (alliance tribale, mariage), d'autre part les engagements que Dieu a « pris des » Juifs, des prophètes, de « ceux qui ont reçu l'Ecriture » et donc des Chrétiens (V, 14), ainsi que des « croyants » (c'est à dire les seuls Musulmans: LVII, 8). Dans cette seconde signification du mot tāq, ce n'est pas Dieu qui s'engage, mais il reçoit l'engagement des diverses catégories citées, et il envoie, par suite, sa malédiction sur les Juifs qui ont rompu cet engagement. Toutefois, à deux reprises, le texte coranique utilise en même temps les mots tāq et ʽahd (II, 27; XIII, 20, 25); doit-on les traduire  de façon distincte, le premier par « alliance » et le second par « pacte », ce qui  conduit à étendre  la première traduction à toutes les occurrences de tāq, ou au contraire les considérer comme interchangeables? Ainsi se pose inéluctablement la question théologique de la confrontation entre l'alliance biblique et le pacte coranique.
            En fait, on constate que le thème de l'alliance n'est pas tant privilégié par les Musulmans eux-mêmes que par une frange de Chrétiens particulièrement engagés dans le dialogue. Ce qui fait que, sur ce point, on peut trouver, paradoxalement, d'un même côté, aussi bien des Chrétiens « ordinaires » que des Musulmans, face à des Chrétiens « engagés ». C'est ainsi que Mohamed Talbi a constaté paisiblement: « Les passages de la Genèse (15, 1-21; et 17, 1-23) relatifs à la Promesse et à l'Alliance n'ont pas de correspondant dans le Coran » (13).
            Il faut donc bien garder à l'esprit qu'il y a deux niveaux de sens du mot « alliance »: le sens courant (qui peut être confondu avec celui de pacte) et le sens biblique. Dans l'univers du dialogue islamo-chrétiens se dessinent alors diverses attitudes.
            La première de ces attitudes a été une libre spéculation, basée uniquement  sur une manipulation du texte biblique: Claude Geffré a pensé pouvoir replacer l'islam dans le schéma biblique de l'alliance en remontant à Ismaël lui-même, indépendamment du pacte coranique. Il est remarquable que dans son analyse il ne cite que le verset 17, 17 [20 dans la Bible de Jérusalem] et  saute directement au verset 20 [23], passant sous silence la suite immédiate du premier: « Mais mon alliance, je l'établirai avec Isaac, que va t'enfanter Sara... ». Evitant ces coups de pouce donnés aux textes, Mgr Brunin préfère, pour sa part, remonter à l’alliance que Dieu a faite dès l’origine avec l’humanité. Mais la seule justification de cette extension particulière aux Musulmans, plutôt qu’à d’autres communautés religieuses, est le climat de sympathie générale manifestée par l’ensemble de son  livre. On est au niveau de l’acte de foi.
            Il y a eu ensuite un essai de conciliation, notamment avec Michel Cuypers  qui traite abondamment du thème de l'alliance dans son livre Le Festin, une lecture de la sourate al-Mâ'ida (14) avec application à la sourate V des méthodes d'analyse rhétorique sémitique et d'intertextualité.  Cette double méthode est mise en œuvre pour établir un parallélisme entre la séquence coranique V, 1-11, traitant d'obligations (avec les valeurs licites et illicites), et certains passages du Deutéronome. Les parallélismes structurels avec le Deutéronome permettent d'atténuer la différence entre le Dieu sauveur de la Bible et le Dieu dominateur du Coran.
            b-. Autre thème notoire de compromis, celui de la communauté abrahamique. En islam, on ne parle pas d'Abraham mais d'Ibrāhīm. Par-delà le changement phonétique, c'est la personnalité même qui est différente: dans le prolongement des amplifications du Midrash, Ibrāhīm est ici  essentiellement  le champion de la lutte contre l'idolâtrie, en quoi il est un « beau modèle » (Coran, LX, 4), et le promoteur du monothéisme spontané. Du fait de son antériorité historique il « n'était ni juif ni chrétien; il était monothéiste (ḥanīf) et soumis [à Dieu] (muslim) » (III, 67). Les divergences entre les trois perspectives juive, chrétienne et islamique ont donné lieu à une première tension, vers le milieu du XXe siècle, s'originant dans les discussions internes au monde des orientalistes mais les dépassant.
            L'islamologue hollandais C. Snouck Hurgronje (1857-1936), avait estimé que c'était seulement après l'hégire, à la suite de son conflit avec les Juifs, que Muḥammad a instauré l'image d'un Ibrāhīm ḥanīf, ni juif ni chrétien, faisant ainsi jouir l'islam, en tant que « religion (milla) d'Ibrāhīm », du privilège de l'antériorité. Un disciple enthousiaste de Louis Massignon Y. Moubarak, s'est efforcé au contraire de concilier les points de vue chrétien et islamique. La raison de ce processus intellectuel est que Massignon a non seulement popularisé le thème d'Abraham, mais surtout  l'a lié à l'affectivité: « Je crois au Dieu d'Abraham et c'est là le premier anneau qui m'unit à mes amis musulmans » répétait-il. A son tour, R. Dagorn s'est rendu compte  des risques qu'entraînait ce transfert de la question sur le seul plan affectif. Il établit « l'inexistence absolue et radicale dans la tradition arabe préislamique, des personnages d'Ismaël, d'Agar, sa mère, et même d'Abraham. Le corollaire inéluctable de ce fait [est que] c'est indubitablement au prophète en personne qu'il faut laisser l'honneur d'avoir perçu le lien qu'il y avait entre ses propres conceptions monothéistes et l'idéal religieux qu'il entendait substituer au paganisme ancestral de ses compatriotes mekkois et la foi du grand patriarche biblique »  (15).
            c-. Le troisième thème notoire de compromis est l'établissement de cultes communs (prières, pèlerinages,...). L'exemple le plus célèbre est celui donné dès 1954 par L. Massignon dans ses pèlerinages islamo-chrétiens annuels à Vieux Marché, en Bretagne, où - dit-on - les participants récitaient le Pater et la Fātiḥa (sourate liminaire du Coran). En 1986, dans la perspective de la première  réunion interreligieuse d'Assise, Mgr J. Mejia a été amené à faire la distinction essentielle entre « prier ensemble » et « être ensemble pour prier ». Après avoir rappelé que « S[']il est vrai que lex orandi [règle de la prière] est lex credendi [règle de la foi], il est tout aussi vrai que lex credendi est lex orandi ». Nonobstant ces paroles, certains acteurs du dialogue ont proposé en 1996 un unique modèle de « Manuel de prières » pour les rencontres islamo-chrétiennes, intitulé Prier ensemble, et encore accessible sur Internet. Dans ces recherches d'un vocabulaire commun, des sollicitations lexicales manifestes sont à relever. Ainsi, dans l'utilisation des 99 « beaux noms de Dieu » (al-asmāʼ al-ḥusnā), on constate divers abus sémantiques, par exemple:  ğabbār, traduit par « le Très fort », alors qu'en fait l'homme arabe le comprend dans son sens philologique qui signifie « Celui qui contraint par violence » et que   la traduction de Médine ( 16) donne « le Contraignant »;  mutakabbir, traduit par « qui seul peut se glorifier de Sa perfection », et qui signifie en fait « altier, orgueilleux » (trad. de Médine:  « l'Orgueilleux »); qahhār, traduit par « Celui dont la domination s'étend sur toutes les créatures », et qui est en fait « Celui qui soumet, qui asservit » ( trad. de Médine: « Dominateur sur Ses serviteurs », et « qui asservit »);  fattāḥ, rendu par « le Révélant », alors que la traduction de Médine donne « le Grand Juge ». On ne saurait donc prendre indistinctement l'ensemble des noms d'Allah comme base cultuelle commune.
            d-. Enfin, la question la plus grave est sans doute celle de la mise sur un même plan « prophétique » de Muḥammad et du Christ.       L'invitation à reconnaître le prophétisme de Muḥammad est non seulement un thème obligé de la mission islamique, mais elle prend un  poids supplémentaire quand elle est faite aux Chrétiens car, du point de vue islamique, reconnaître à la fois l'unicité de Dieu (ce que fait de lui-même un Chrétien) et le prophétisme de Muḥammad revient à devenir musulman de fait, même si on n'en a pas conscience ou si on ne veut pas le reconnaître. Les Musulmans invoquent l'exigence de réciprocité: comme ils reconnaissent le prophétisme du personnage coranique de ʽĪsā, qu'ils assimilent - abusivement - au Jésus des Chrétiens, ceux-ci devraient reconnaître le prophétisme de Muḥammad. Ce n'est pas seulement le fait du croyant ordinaire, que l'on pourrait supposer insuffisamment informé, c'est aussi celui des plus hautes instances religieuses. Il y a cependant des Musulmans plus conscients des réalités et qui reconnaissent que, pour les Chrétiens,  Muḥammad « sera un grand homme et peut-être un réformateur social, mais pas un prophète ».
            C-. Nous sommes actuellement dans une troisième phase où les rôles sont modifiés. Du côté chrétien il y a partage entre ceux qui veulent pousser encore davantage les concessions et ceux qui pensent qu'on est allé trop loin. Les premiers insistent sur le thème de l'amour, reprenant la distinction chrétienne: amour entre Dieu et l'homme d'une part, amour du prochain d'autre part.
            Pendant longtemps - et souvent encore actuellement - les Chrétiens s'intéressant à l'islam ont vécu sur l'opposition en lui entre la religion légaliste et la mystique. Dans la première une relation d'amour entre Dieu et l'homme apparaissait comme exclue, voire condamnée, alors qu'elle serait essentielle dans la seconde. La figure de Ġazālī était alors magnifiée pour avoir voulu, dans sa grande somme La revivification des sciences de la religion, faire la synthèse du juridique et de l'affectif. Mais bien que Ġazālī ait été très vite promu au rang d'autorité majeure de l'islam, cela n'a pas arrêté le mouvement de l'histoire, qui devait être marqué notamment par deux grandes étapes antagonistes: d'une part la popularisation de la mystique qui, sous la forme du soufisme organisé en confréries, se répandait peu à peu, à partir du XIIe siècle, dans toutes les couches de la population, et d'autre part, à partir du XVIIIe siècle, la réaction wahhabite contre le culte des saints, prolongée par le mouvement salafî. Dans cette vision des choses, la relation d'amour entre Dieu et l'homme restait un phénomène exceptionnel: tous les Musulmans admettent que Dieu aime l'homme à condition qu'il accomplisse ses obligations, mais qu'il n'aime pas les autres (Coran II, 190, 276; III, 57; IV, 36-37, 107; VI, 141; etc.); quant à l'amant de Dieu - pour ceux qui en admettent l'idée -, il doit être le produit d'une démarche longue et difficile, en théorie ouverte à tous, mais en fait accessible seulement à une petite élite.      
            Un dossier de la revue Islamochristiana consacré à ce thème cite la remarque de K. Husayn: « Cette croyance [chrétienne] contient beauté, élévation, exhortation. Mais les Musulmans ne peuvent la confirmer, même s'ils ne nient pas sa grandeur. Ils la refusent pour une unique raison: elle est contraire au tanzīh [purification (de tout aspect créé en Dieu)]. Tout ce qui touche de près ou de loin à celui-ci est estimé crime contre l'unicité (širk) et c'est ce que Dieu ne pardonne jamais »  (17).
            Pourtant, à la suite de l'affaire de la leçon de Ratisbonne de Benoît XVI (12 septembre 2006), le thème de l'amour de Dieu a refait subitement surface dans la Lettre ouverte et appel de 138 leaders religieux musulmans adressée au Pape et aux chefs des Eglises orthodoxes et protestantes. Le souci fondamental de ce texte est la paix: l'islam n'est pas contre le christianisme si celui-ci ne l'attaque pas. La meilleure façon d'assurer la paix entre les religions est de tabler sur ce que le Coran appelle « venir à un terme commun entre vous et nous » (III, 64). C'est dans ce but que le texte entend montrer que la première moitié de la profession de foi islamique (šahāda), « il n'y a de dieu que Dieu », correspond à ce que l'Evangile qualifie de « premier et plus grand commandement », à savoir le Shema Israël (Deutéronome 6, 4-5):  Ecoute Israël, le Seigneur notre Dieu est l'unique Seigneur et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout son cœur, de toute son âme de tout ton esprit et de toute ta force (Marc 12, 29-30; cf Matthieu 22, 37 et Luc 10, 27). Avec habileté ce  texte glisse ensuite subrepticement de l’amour de Dieu pour les hommes à son amour pour les Chrétiens – idée fort peu coranique .
            Le thème de l'amour du prochain est plus problématique encore. Le Chrétien engagé dans des activités caritatives les considère comme son devoir d'aimer jusqu'à ses ennemis, et se remémore notamment la parabole du bon samaritain qui met en scène dans un acte de charité deux membres de groupes antagonistes. Le Musulman, pour sa part, est habité par les nombreuses injonctions coraniques à la générosité, à l'entraide, à la protection du faible, etc. Néanmoins, dans cette attitude spontanée, interfère souvent le réflexe communautaire, ce qui fait que jusqu'à tout récemment l'action caritative islamique a été strictement limitée au bénéfice des coreligionnaires. L'ouverture, depuis peu, de l'aide aux non-musulmans est due soit à l'émulation avec des actions laïques très médiatisées, soit au rapprochement individuel avec des associations caritatives chrétiennes. En tout état de cause, ce sont des actes ponctuels, qui ne sont jamais devenus la règle générale d'une charité islamique ouverte à tous.
            Sur ce thème il existe deux attitudes opposées chez les Musulmans: certains, œuvrant au contact des Chrétiens,  partent de la morale en acte pour aboutir à l'amour de Dieu, via l'amour du prochain envisagé de façon mystique; en regard, la Lettre ouverte des  leaders musulmans, suit une démarche plus intellectualiste: elle part de la proclamation de l'unicité divine, d'où elle tire d'abord l'amour de Dieu et ne passe qu'ensuite à l'amour d'autrui. Elle ne traite que très brièvement de celui-ci et en fait reposer le devoir sur la tradition prophétique suivante: « Vous n'aurez de foi que si vous aimez pour votre frère [autre version « pour votre voisin (ğār) »] ce que vous aimez pour vous-même ». On remarquera la différence de vocabulaire liée aux différents contextes: les premiers parlent de « proche » (qarīb), terme qui n'existe pas dans les textes sur lesquels ils se fondent. Le verset coranique II, 177 qu'elle cite ensuite parle bien des « proches » (dawī l-qurbā), mais c'est dans un sens limitatif puisqu'ils sont associés dans l'acte de générosité aux orphelins, aux pauvres, aux mendiants, etc. Le verset XLII, 23 prescrit « l'affection à l'égard des proches » (al-mawadda fī l-qurbā). Les auteurs du texte ne se réfugient pas dans « un plaidoyer vindicatif pour l'umma », mais cela concerne l'action, non le fond. Les proches d'un Musulman sont musulmans; les textes n'étendent pas la compréhension du verset aux proches non musulmans, s'il s'en trouve.
            La question est en effet importante. Le glissement vers le thème de la paix dans le monde finit par réduire les instances religieuses à des groupes d'opinion comme tous les autres défenseurs du respect mutuel, et à évacuer la spécificité de l'amour du prochain. Comme preuve de la réalité de ce risque, citons la session du Comité mixte pour le Dialogue entre le Comité permanent d'Al-Azhar pour le Dialogue avec les religions monothéistes et le Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux, qui s'est déroulée à l'Université Al-Azhar du Caire, les 25 et 26 février 2008, et qui a eu précisément pour thème: « Foi en Dieu et amour du prochain comme fondements du dialogue interreligieux ». Tout en répétant qu'il faut placer Dieu au centre des débats, la session n'en aboutit pas moins à une déclaration finale qui se coule exactement dans le moule de toutes les déclarations purement laïques: «  Nous affirmons que toute religion respecte la dignité et l'honneur de la personne humaine sans considération de race, de couleur, de religion on de conviction, et condamnons toute offense contre l'intégrité, la propriété et l'honneur personnels ». Et le Cardinal Tauran, président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, renchérit dans le même ton: « De fait, toutes les religions partagent la règle d'or: « Fais aux autres ce que tu voudrais qu'ils te fassent ». Ma liberté est limitée par la liberté de l'autre ». ( 18)
            On objectera que ces paroles sont dues à des circonstances particulières, à savoir l'émotion du monde islamique après la publication, dans un journal danois, de caricatures du prophète de l'islam. Mais précisément cela montre deux choses: d'abord que l'on retombe très facilement dans le plaidoyer pro domo, ensuite que les Chrétiens se montrent incapables de sortir de cette ornière quand les Musulmans les y entrainent.
            Plus généralement on constate là, pour des raisons que l'on pourrait qualifier de « diplomatiques »,  une désacralisation du commandement d'« amour du prochain ». Que peut-on alors répondre à ceux qui, soutenant que les religions sont sources de conflits, restent sceptiques devant les nombreuses manifestations du genre « les religions pour la paix », n'y voyant qu'hypocrisie ?
            Or ces thèmes d'amour de Dieu et d'amour du prochain, non seulement forment le fond du christianisme mais ont été plus ou moins laïcisés et intégrés à la culture laïque occidentale. Cet éclatement entraîne une apparence de faiblesse, d'autant plus grande qu'une partie des acteurs du dialogue se sont carrément mis au service des revendications islamiques. Aussi les Musulmans se montrent-ils plus intransigeants et poussent-ils encore davantage ces revendications.
            Venues plus tard, les tentatives laïques de dialogue avec les instances islamiques sont tombées dans les mêmes ornières. Elles ont repris avec de plus en plus d'insistances le discours apologétique des Musulmans dits "modérés",  processus qui a abouti à cette réaction de satisfaction des Musulmans après les récentes déclarations du ministre de l'intérieur: « auparavant on avait un discours condescendant, mais maintenant on a un discours valorisant ». De leur côté, les Musulmans, à partir de 1972, ont opposé à la Déclaration des droits de l'homme diverses moutures de Déclaration islamique des droits de l'homme visant chaque fois à montrer que l'islam avait été le premier à proclamer et à défendre ces droits, mais dans le cadre de la charîa
            En fait, tant dans la sphère religieuse que dans les actions laïques, ce que l'on appelle «  dialogue » n'est que, au mieux, une juxtaposition de deux monologues lénifiants - ce que l'universitaire tunisien, et  ancien partenaire du dialogue à Rome, ‛Abd al-Majid Charfi a appelé « une politique de sourires » -, au pire, un vulgaire marchandage « paix contre concessions ».
            Que faut-il conclure de cela. Il est clair qu'il ne saurait y avoir de dialogue « avec l'islam » en général. Certaines valeurs fondamentales de l'islam-religion sont inconciliables avec le christianisme, telles la conception de Dieu et de Son unicité, et la relation entre Dieu et l'homme. Certaines valeurs fondamentales de l'Islam-civilisation sont même inconciliables avec l'Occident, tant chrétien que laïque, tel que le but ultime de triomphe de la Loi islamique, qui est une proclamation essentielle dans le Coran, mais aussi le statut inégalitaire entre croyant et non croyant, ainsi qu'entre homme et femme. On ne saurait donc envisager de dialogue qu'avec des Musulmans, c'est à dire des hommes, non un système idéologico-cultuel.
            Certes, les rencontres institutionnelles peuvent être de quelque efficacité dans la pratique: apaisement de tensions sociales, action caritative, effort d'insertion, etc. Mais cela se fait soit en mettant la religion entre parenthèse, soit en en présentant une image absolument artificielle qui peut voler en éclats à chaque instant, soit encore en réduisant le religieux à du « pratique » (comme, par exemple, l'instauration de comptes bancaires « islamocompatibles » pour éviter que l'argent des Musulmans ne fuie vers l'extérieur). Dans aucun de ces cas il n'y a « dialogue ».
            Ce qui rend si difficile - voire quasi impossible - le dialogue dans un cadre institutionnel, c'est que, dans cette situation, chaque partie est tenue de jouer un rôle: respectivement celui de la charité chrétienne, ou celui de l'humanisme pour les laïques, d'une part, et celui de la défense de l'islam d'autre part. Les deux premiers font très facilement passer de la conciliation à l'abdication, alors que le troisième exige de pousser la revendication. Et même si cela conduit à l'arrogance, Chrétiens et humanistes laïques se sentent obligés de - comme on dit - « ne pas faire comme eux ».
            Il vaut donc mieux répartir les rôles. Les instances officielles doivent chercher à connaître le mieux possible l'islam, de façon à prendre avec autorité les décisions les plus idoines possible. Même s'ils sont satisfaits des avantages qu'ils peuvent en tirer, jamais les Musulmans n'ont respecté ceux qui les flattent, la flagornerie étant considérée comme un signe de faiblesse et de capitulation. C'est au niveau des individus, au mieux des petits groupes amicaux, que peut se réaliser véritablement le dialogue. Il est vécu sans tapage médiatique.
            Ce qui peut être fécond c'est l'échange entre personnes, ou petits groupes de personnes, qui peuvent bien être chrétiennes, humanistes, agnostiques ou musulmanes, et qui par conséquent agissent en tant que telles, mais seulement pour leur propre gouverne, sans la dimension et la pression de la communauté.
                       


Notes :
1 : Terme employé par Etienne Renaud  m.a. (Islamochristiana 23, 1997, p 111).
2 : « Et ne discutez que de la meilleure façon avec les Gens du Livre, exceptés ceux d’entre eux qui sont injustes » (XXIX, 46) ; « …appelle [les gens] au sentier de ton Seigneur. Et discute avec eux de la meilleurs façon » (XVI, 125).
3 : La Trinité chrétienne étant l’un des principaux reproches coraniques faits aux Chrétiens, cela explique qu’aux Journées romaines dominicaines de 2009, la Trinité fut le thème de la rencontre islamo-chrétienne (cf Concorde, sept. 2009, p. 9-11).
4 : Ibid.
5 : Ibid.
6 : Ibid.
7 : Un projet de texte proposé au vote des pères conciliaires, pour ce qui est devenu le n° 16 de Lumen gentium, voulait présenter les principaux points des dogmes communs aux Chrétiens et aux Musulmans. On proposait: « la foi en Dieu qui a parlé par les prophètes ». Les évêques n’ont pas repris cette formule et seule l’expression de « Dieu qui a parlé aux hommes » fut retenue.
8 : En 1974, le Père Anawati, missionné par Rome pour demander une rencontre avec les dignitaires d’al-Azhar, s’est vu répondre par le recteur : « Le dialogue, pourquoi ? Ici l’islam a tout prévu pour les juifs et chrétiens. Le dialogue ne peut être utile que pour les musulmans qui sont en terre non islamique car il permet de faire connaître l’islam d’une part, et facilite la vie des musulmans de l’autre. Nous sommes tout à fait d’accord pour ce dialogue-là » (témoignage du P. Anawati en 1991, à l’occasion de la campagne des musulmans contre la traduction du Coran par Jacques Berque).
9 : Cela a été notamment le cas au couvent des Clarisses de Toulouse en 2012, avec autorisation des responsables ecclésiastiques.
10 : La première partie de l’assertion a été reprise  textuellement, le 13 janvier 2013, lors de l’émission religieuse islamique de la seconde chaîne de télévision, par une chrétienne, collaboratrice laïque des organismes du dialogue.
11 : Cf Ghazâlî, Lettre au disciple  (texte et trad. par T. Sabbagh, Beyrouth, 19693).
12 : Je me permets de renvoyer, pour plus de développements à M-Th. et D. Urvoy, La mésentente, Dictionnaire des difficultés doctrinales du dialogue islamo-chrétien (Paris, Cerf, 2014).
13 : M. Talbi, "La foi d'Abraham. Le sens d'un non-sacrifice", Islamochristiana  8, 1982, p. 5.
14 : Paris, Lethielleux, 2007.
15 : R. Dagorn, La geste d'Ismaël d'après l'onomastique et la tradition arabes, Genève, Droz, 1981,  p. 377.
16 : Par La Présidence Générale des Directions des Recherches Scientifiques Islamiques, de l'Ifta, de la Prédication et de l'Orientation religieuse.
17 : Islamochristiana, 14, p. 34.
18 : Cf Islamochristiana 34, 2008, p. 197-200.






                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      

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