9. "Abrogation" article de Dominique et
Marie-Thérèse URVOY
.1 Présentation de "Abrogation" (auteurs
Dominique et Marie-Thérèse URVOY)
Le Coran contient un certain nombre de versets
contradictoires. Cette difficulté est résolue par les exégètes et théologiens
musulmans, avec le système des versets "abrogés" (mansukh)
et "abrogeant" (nasikh). La règle générale est alors "Quand
deux versets se contredisent, le verset révélé en dernier abroge (supprime) le
verset révélé en premier". Ce principe est contenu dans le Coran même:
Sourate 16 ("Les abeilles"), verset 101:
"Quand Nous remplaçons un verset par un autre – et Allah sait mieux ce
qu’Il fait descendre – ils disent: «Tu n’es qu’un menteur». Mais la plupart
d’entre eux ne savent pas"
Sourate 2 ("La vache"), verset 106:
"Si Nous abrogeons un verset ou que Nous le fassions oublier, Nous en
apportons un meilleur ou un semblable. Ne sait-tu pas qu’Allah est omnipotent?"
Ainsi les versets qui prêchent l’indulgence ou la tolérance
(les premiers dans l'ordre chronologique: période mecquoise), sont abrogés par
ceux qui prônent la violence sacrée contre les infidèles (période médinoise),
les chrétiens ("associateurs" mouchrikoun), et les juifs.
Les versets de la période mecquoise se limitant à la colère divine contre ceux
qui n'acceptent pas le Coran.
De façon générale il est admis que les 124 versets du
Coran, incitant à la paix et au pardon, sont abrogés par le verset 4 (du jihad)
de la sourate 47 ("Mahomet"):
" Lorsque vous rencontrez (au combat) ceux qui ont mécru
frappez-en les cous. Puis, quand vous les avez dominés, enchaînez-les
solidement. Ensuite, c'est soit la libération gratuite, soit la rançon, jusqu'à
ce que la guerre dépose ses fardeaux. Il en est ainsi, car si Dieu voulait, Il
se vengerait Lui-même contre eux, mais c'est pour vous éprouver les uns par les
autres. Et ceux qui seront tués dans le chemin de Dieu, Il ne rendra jamais
vaines leurs actions."
et les deux versets de la Sourate 9 "Le repentir"At-Taubah):
Verset 5: "Après que les mois sacrés expirent,
tuez les associateurs (i.e. les chrétiens qui associent à Dieu deux
autres divinités) où que vous les trouviez. Capturez-les, assiégez-les
et guettez-les dans toute embuscade. Si ensuite ils se repentent, accomplissent
la Salat et acquittent la Zakat, alors laissez-leur la voie libre, car Allah
est Pardonneur et Miséricordieux."
Verset 29: "Combattez ceux qui ne croient ni en
Allah ni au Jour dernier, qui n'interdisent pas ce qu'Allah et Son messager ont
interdit et qui ne professent pas la religion de la vérité (i.e.
l'Islam), parmi ceux qui ont reçu le Livre (i.e. les juifs
et les chrétiens), jusqu'à ce qu'ils versent le tribut par leurs
propres mains, avec une soumission volontaire, après s'être humiliés."
Cet article reproduit le paragraphe "Abrogation"
du livre "Les mots de l'islam" (Presse Universitaires du
Mirail, 2004), de Dominique et Marie-Thérèse URVOY. Il étudie la doctrine de
l'abrogation, élément-clé du système conceptuel musulman, en distinguant deux
niveaux dans son histoire. Il montre que l'inversion du rapport traditionnel
"abrogé – abrogeant" a des suites fatales pour ceux qui la proposent.
Dominique URVOY est professeur de pensée et civilisation
arabes à l'Université de Toulouse II, Marie-Thérèse URVOY est professeur
d'islamologie, d'histoire médiévale de l'islam, et de langue arabe à l'Institut
Catholique de Toulouse.
2. L'article "Abrogation"
Notion explicitement indiquée dans le Coran (XVI, 10l ; II,
l06 ; XXII, 52) qui parle de "substituer" un aya (signe,
verset) à un autre, de "l'abroger", ou de "le faire
oublier". C'est un élément-clé du système conceptuel musulman. Il
intervient à deux niveaux: celui de l'ensemble de l'histoire jusqu'a Muhammad,
et celui de la vingtaine d'années qu'a duré la révélation coranique.
Les hommes ayant tendance à oublier la croyance monothéiste
qui est liée à leur nature même, Dieu a non seulement suscité des
"prophètes" destinés à rappeler le même message, mais a aussi choisi
parmi eux des "envoyés" porteurs chacun d'une loi (sharî'a)
destinée au peuple dont il est issu. Ces lois sont donc variées, en fonction de
la diversité des peuples. Rapporté à l'écoulement du temps, cela signifie que
chaque envoyé prend position par rapport à la loi antérieurement en vigueur
dans le peuple auquel il s'adresse: il en confirme une partie, et en abroge une
partie.
Jusqu'à Muhammad, qui confirme une partie des lois
précédentes, mais en abroge une autre partie (par exemple certains interdits
alimentaires juifs sont confirmés mais d'autres supprimés), donnant ainsi la sharî'a définitive.
Mais il est autorisé aux "gens du livre" (c'est-à-dire juifs et
Chrétiens) intégrés au domaine de l'islam de garder leur propre loi pour ce qui
est du statut personnel. Le but de ces lois reste toujours le même, qui est de
ramener 1es hommes à la véritable croyance. C'est ce qu'exprime un axiome:
"la religion est une, la loi est diversifiée".
Au niveau de la seule révélation coranique, le même
principe méthodologique est à l'œuvre: en cas de contradiction, voire de
conflit, entre deux versets, le plus récent abroge le plus ancien. La
difficulté réside alors dans la définition de la contradiction: les uns la
réduisent et ne voient que des spécifications ou restrictions dans les formules
divergentes, les autres au contraire la soulignent. D'où, suivant les traités
sur "l'abrogeant et l'abrogé" des chiffres qui varient du simple au
décuple.
L'abrogation est essentielle à la cohésion de la doctrine
islamique: elle justifie la prétention d'englober toutes les révélations
antérieures, qui sont simplement rectifiées quant aux aspects pratiques, les
divergences de fond étant imputables à la méchanceté des hommes qui les a
poussés à altérer leurs Écritures; elle rend compte des contradictions internes
du Coran qui sont ramenées à la prise en considération, pour la miséricorde
divine, des faiblesses de l'homme même pour un laps de temps assez court.
Le problème qui subsiste est celui de ce qui, à l'intérieur
du Coran, est abrogeant ou abrogé. La tradition nous dit que 1a révélation
coranique a duré une vingtaine d'années. Les éditions du livre sacré
contiennent, pour la plupart, une mention figurant en tête de chaque sourate et
précisant si elle est de la période mecquoise (avant l'hégire) ou médinoise
(après l'hégire). En principe, donc, un verset médinois contredisant un verset
mecquois abrogerait celui-ci. Mais très tôt les commentateurs coraniques ont
admis qu'il pouvait y avoir des interpolations de passages médinois dans les
sourates mecquoises et inversement.
Comment alors définir ce qui est le plus récent et ce qui
est le plus ancien? La chose se complique encore si, comme en II, 234 et 240,
on a deux versets contradictoires qui se suivent à peu de distance dans la même
sourate. On ne peut même pas dire que le dernier abroge le précédent puisque,
dans l'exemple cité c'est le premier qui a été retenu comme ayant force de loi.
On a donc fait intervenir d'autres considérations de convenance ou de précision.
D'une façon générale, on peut constater que, suivant les
besoins de chaque époque, on a défini arbitrairement ce qui devait être
considéré comme abrogeant le reste. Par exemple à l'époque classique les
commentateurs ont considéré que le "verset du jihâd"
(XLVII, 4) abrogeait les versets inclinant à la paix; au 20ème siècle, on a
soutenu le contraire; puis les mouvements fondamentalistes sont revenus à la
perspective classique.
Dans certains cas on a considéré que le hadîth pouvait
abroger le Coran (par exemple pour le châtiment de l'adultère). Pour résoudre
la difficulté, certains ont invoqué un verset qui n'aurait pas été conservé
dans la recension officielle mais que des compagnons du prophète gardaient dans
leur cœur. D'où des polémiques actuelles pour savoir si on doit s'en tenir au
seul Livre sacré ou si on doit nécessairement lui adjoindre la tradition.
En 1967, le Soudanais Mahmûd Muhammad Taha a proposé une
interprétation de l'abrogation qui, invoquant "le verdict du temps"
inversait le rapport traditionnel. Pour lui, les versets médinois ayant été
dictés par les besoins de l'époque, étaient désormais caducs, tandis que les
versets mecquois, libres de toute exigence d'application immédiate,
redevenaient les seuls en vigueur désormais. Pour cela il a été condamné par un
tribunal religieux et pendu. Sa théorie est actuellement reprise par les
tenants de la laïcité.
Dominique et
Marie-Thérèse URVOY
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