14. Le Dieu "Voie, Vérité et Vie" et le Dieu de
la "Religion immuable", article Marie-Thérèse Urvoy
1.
Brève
présentation de l'article
Sous le titre "Le Dieu "Voie, Vérité et
Vie" et le Dieu de la "Religion immuable" "(pages
197-210), cet article reproduit l'une des contributions au livre "L'Amour
du Christ nous presse. Mélanges offerts à Mgr Debergé, Recteur de l'Institut
Catholique de Toulouse" (Éditions de Paris, 2013, ICI).
Notons au passage que, pendant son mandat, Mgr Debergé a eu
l'occasion de manifester sa sympathie à l'action de Notre-Dame de
Kabylie. La dernière occasion était l'invitation de Mohammed-Christophe
Bilek (fondateur de l'association et du site de même nom) à l'Institut
Catholique, pour parler de son expérience d'évangélisation des musulmans
(26/03/2013) (VOIR).
Le dialogue islamo-chrétien contemporain est en partie
fondé sur l'affirmation : "chrétiens et musulmans ont le même Dieu".
Plusieurs auteurs, dont les pères Lammens, Dagorn, Jomier, plus récemment
Jourdan et Gallez, ont déjà montré l'incongruité d'une telle allégation.
L'article de l'islamologue Marie-Thérèse Urvoy, professeur
à l'Institut Catholique de Toulouse, et à l'École Doctorale de l'université Bordeaux
III (VOIR),
aborde cette question sous un angle très différent car totalement nouveau,
celui du relativisme résultant, relativisme qui va jusqu'à investir la
théologie (LIRE
1), (LIRE
2),(LIRE
3).
L'auteur peut ainsi constater un fait : "Le
dialogue interreligieux, tel qu'il est pratiqué de nos jours, est nourri de ce
système idéologique où la figure du Christ en croix et la croix elle-même sont
éliminés au profit d'un Jésus-prophète et sa mère Marie-modèle sublimé de la
parfaite croyante", et ainsi "on confond amour du prochain
et démission et, par suite, ne pas démissionner serait un manque d'amour, et
donc un manque de foi".
L'article nous permet de comprendre les malentendus du
dialogue islamo-chrétien, et comment : "le statut de chacune des
Écritures a commandé deux réceptions du texte et deux types d'interrogation spirituelle
et théologique". Cette différence de réception conduit chrétiens, et
musulmans, à une conscience essentiellement différente de leur propre religion.
Ce fait est totalement laissé de côté dans le dialogue, d'où la conclusion de
l'article : "le relativisme s'efforce de remettre en question cette
double conscience, afin de déspiritualiser le concept chrétien dans un élan
irrépressible vers des concepts plus concrets chez l'autre".
Remerciements. L'auteur a accepté la publication de sa contribution au livre "L'Amour
du Christ nous presse. Mélanges offerts à Mgr Debergé, Recteur de l'Institut
Catholique de Toulouse" (Éditions de Paris, 2013), sur le site Notre-Dame
de Kabylie.
2.
Le Dieu
"Voie, Vérité et Vie" et le Dieu de la "Religion immuable"
Marie-Thérèse URVOY
"Ouvrez l'oeil et méfiez-vous du levain des Pharisiens
..." (Mt 16,6)
Dans le présent texte, on excusera l'aspect didactique des
quelques rappels élémentaires de théologie chrétienne qui ne prétendent
évidemment pas informer les théologiens mais qui se trouvent être nécessaires
pour les besoins comparatistes avec les éléments islamiques.
Dans les études islamologiques contemporaines, un des
fleurons les plus prisés s'appelle « la lecture intertextuelle ». Elle est
inspirée par l'analyse rhétorique des textes sacrés, qui conduit à marquer
matériellement la distinction entre l'essentiel et le circonstanciel :
l'essentiel est central dans le texte et le circonstanciel est périphérique. De
ce procédé, on tire un enchaînement de déductions tantôt techniquement
logiques, tantôt improbables.
Ainsi, par exemple, à la faveur d'une géométrie variable,
on propose une lecture de tel verset coranique de la sourate al-māʼida (la
Table servie) à la lumière du texte johannique de la Cène; en les normalisant
matériellement, on arrive à en unifier le sens et la portée théologique.
Pourtant, ce type de comparaison demeure fragile : un certain parallélisme
entre les versets ne signifie pas automatiquement, et par nature,
intertextualité.
Un groupe de chercheurs composé de chrétiens et d'un
musulman ont récemment mis en lumière un grand nombre de traits communs au
Coran et à la Bible, en rattachant chacun de ces textes à de très anciennes
traditions orientales et/ou indo-européennes; cela rassure, en un sens, sur
l'origine commune des deux textes qui participent également au chapitre inédit
« de l'intertextualité ». Cela permet aussi à quelques-uns de présenter le
Coran, du fait qu'il évoque les autres révélations, comme la révélation
qui les « regroupe » et les synthétise après correction.
Ceci étant, pour le musulman, le Coran est la Parole de
Dieu réalisée en une « descente » concrète et matérielle sur Muḥammad Son
Prophète. Elle est une portion dictée par Dieu de la « matrice de l'Écriture (Umm
al-Kitāb) éternelle », existant auprès de Lui. Tout verset « descendu »
sur le Prophète étant la Parole de Dieu, le croyant fidèle à sa doctrine ne
peut en aucune manière reprendre Dieu dans Sa Parole : tous les versets, sans
exception, sont reçus de la même façon et vécus avec la même ferveur. Le texte
coranique, par son origine divine, ne peut donc subir aucune révision humaine.
De plus, dans le Coran, toute révélation comprend une Loi; cela induit une
dimension extraordinaire dans la praxis cultuelle des croyants.
En regard, pour le chrétien, l'Évangile, en tant que
Nouveau Testament dans la Bible, est un événement, un dialogue, dans le sens où
Dieu fait don de Lui-même à l'homme en se « connectant » à son humanité en tant
que Fils. C'est une Écriture avec une histoire et une économie du salut qui
s'articule sans la mesure prescriptive légaliste, restée dans l'Ancien
Testament.
Le statut de chacune des Écritures a commandé deux
réceptions du texte et deux types d'interrogation spirituelle et théologique.
Depuis longtemps, des intellectuels musulmans se sont
attachés à explorer l'histoire du texte et sa transmission, sans déroger
cependant aux règles islamiques de la recherche scientifique, à savoir la quête
en circuit fermé : hadîth (tradition prophétique),
Coran, Sīra (biographie du Prophète), Tafsīr (exégèse),
etc. Chacune des sources s'appuie et renvoie aux autres.
De ce fait, l'islam n'a jamais connu de courant relativiste
et le croyant ne connaît pas le doute théologique, sinon la crainte d'une
possible transgression de la Loi de Dieu. Tout au plus les plus érudits
auront-ils à coeur de faire la démonstration de la dualité entre la Parole de
Dieu, qui est auprès de Lui de toute éternité, dont parle le Coran, et celle qui
s'est incarnée en un Livre.
Certains même s'enhardissent à refuser le tanzīl (descente)
d'un coup ou par séquences durant la vie de Muḥammad, supposant que c'est après
la mort du Prophète que la collecte reconstitue et restitue l'ensemble de la
révélation. Pour le prouver, ils développent tout élément qui montre la
différence entre la « Parole éternelle » et la « réalisation finale » en
évoquant des « variantes », des « révélations sataniques », des « textes perdus
ou non retenus », des interpolations.
C'est ce que fait, par exemple, Monsieur Amir-Moezzi, qui a
dirigé le Dictionnaire du Coran (auquel j'ai participé pour
les thèmes concernant le christianisme). En dépit de la modernité de la
démarche de ces auteurs, il faut reconnaître que deux questions ne sont
quasiment jamais posées, si ce n'est sous peine d'excommunication : le texte
est-il de Dieu ou de Muḥammad ? Et quelle était la vraie nature du rapport
entre Dieu et Son Prophète ?
D'autres suggèrent que la conception de Dieu qu'avait
Muḥammad n'est pas la même que celle qui découle de la collecte faite du Coran.
Ils disent même que le Coran n'est pas conforme à l'intention du Prophète. Tel
qu'il a été collecté, le Coran n'est pas, ou du moins ne correspond pas au
message que Muḥammad a voulu transmettre.
Naṣr Ḥāmid Abū Zayd est même allé jusqu'à affirmer que
l'islam de Muḥammad n'est pas celui que nous connaissons par le Coran, tel que
présenté par l'orthodoxie traditionnelle. Ce faisant, il sauve d'une certaine
manière l'islam, par-delà la forme critiquable qu'il revêt de nos jours.
Quant à la méthodologie, on peut relever que la plupart, à
différents degrés, voit dans la corruption du message coranique la cause
principale de la sclérose de l'islam et de son fixisme.
Pour l'historien contemporain Mondher Sfar, réfugié en
France, la corruption du message est à imputer aux choix qui remontent à la
mise par écrit du texte sacré : l'histoire officielle de l'islam nous enseigne
qu'il y eût à l'origine diverses versions du texte; elle nous renseigne sur les
raisons purement politiques de l'établissement de la version othmânienne et de
la destruction des autres versions, etc.
Déjà Maḥmūd Ṭaha, qui fut pendu à Khartoum pour apostasie
en 1982, faisait remonter la corruption du message à l'hégire, donc du vivant même
du Prophète, au moment où « descendirent » les versets prescriptifs et
domestiques du Coran.
Encore plus tôt, dans les années 1920, ʽAlī ʽAbd al-Rāziq
pensait que c'est à la mort du Prophète que se situe la corruption du message,
lorsque la question politique s'est posée par rapport au califat (succession du
Prophète). Selon lui, ce problème appartenait au temporel, qui parasitait le
spirituel. ʽAbd al-Rāziq, qui était cadi, fut radié du corps des oulémas. Fils
de famille riche et puissante, sa vie du moins fut épargnée, mais il finit au
ban de la communauté.
En regard de ces efforts de réflexion, qui restent
individuels, le climat général continue d'appartenir à un autre âge.
C'est ainsi que, beaucoup plus près de nous, des musulmans
syriens se sont interrogés pour savoir s'il était licite (ḥalāl) que
le pape des infidèles, Jean-Paul II, entrât à la mosquée des Omayyades à Damas.
D'autres musulmans, à Riyad, appliquent scrupuleusement les peines légales
prévues par la Loi de Dieu.
Dans certaines mosquées, le vendredi, des imâms prononcent
des prédications identiques en lexique et en images à celles des premiers temps
islamiques.
Le débat théologique est absorbé par le débat sociétal, car
les croyants recherchent surtout une visibilité spécifique. La dimension
législative de leur religion est là pour leur rappeler.
Ces efforts déployés par les intellectuels musulmans ont
d'autant plus de mérite qu'ils ont oeuvré, et oeuvrent toujours,
individuellement. Aucun n'a fait école. L'islam officiel, démocratique, interdit
la formation d'un courant libéral, dans leur sillage, qui ouvrirait la voie à
une réflexion et à une approche renouvelées. Les uns sont contraints de
s'exiler, beaucoup de ceux qui restent sont assassinés et leurs familles
persécutées, quand elles ne se retournent pas contre eux.
La cohésion du groupe est favorisée par le concept fort de
«communauté» (umma).
Cela me rappelle un souvenir de notre professeur à la
Faculté de Sharîʽa de Damas, le cheikh Kaftarô : « À tort ou à raison, c'est
notre communauté » (Fī-l-ḫaṭāʼ aw fī-l-ṣawāb,hiyya ummatunā). Ainsi
commençait un cours de trois heures, sans pause, sur la fraternité islamique.
Peut-être comprendrons-nous ainsi pourquoi, jusqu'à tout récemment, on ne
voyait jamais de manifestation de masse pour dénoncer un attentat, ou un crime
commis par un membre de la communauté.[1]
Le Christianisme, en laissant la Loi dans l'Ancien
Testament, a permis aux chrétiens une évolution de la réflexion sur le texte
sacré. Cette évolution, avec le bien qu'elle pouvait comporter, exposait les
fidèles à de nombreux dangers. Alors qu'aucun des réformateurs musulmans
n'avait réussi à fonder un courant affranchi du légalisme, des théologies
chrétiennes radicales ont vu le jour, défiant la foi des fidèles.
Dans les années 1980, la théologie de la libération
entendait donner une réponse nouvelle et pratique au problème de la Rédemption.
Elle entendait remplacer le terme « rédemption » par « libération », perçu
comme moins traditionnel. L'on changea de vocabulaire, mais l'on demeura face à
un monde qui, selon ces théologiens « ne correspond pas à la bonté de Dieu :
pauvreté, souffrance, iniquité, etc. sont et demeurent des manifestations de
tous les temps ».
La lutte de la théologie de la libération contre les
structures de l'injustice devait donc passer par la politique, dans la mesure
où les structures sont maintenues par cette dernière. Un pas devant l'autre, la
rédemption devenait un processus politique auquel la pensée marxiste apportait
ses principales orientations; elle est alors une oeuvre assumée pleinement,
métamorphosée en une espérance strictement temporelle : on théorisa ainsi la
transformation de la foi en une pratique et une action concrète et libératrice.
Des chrétiens aboutissaient à une foi devenue praxis.
Par opposition, on se souviendra que des musulmans payèrent
de leur vie d'avoir voulu ne retenir de la foi que le spirituel.
Progressivement, la théologie de la libération évolua vers
une idéologie politico-marxiste qui voulait se substituer à l'action de Dieu.
Mais en 1989, la chute du mur de Berlin changea le support théologique. Le
marxisme avait voulu donner une formulation globale, valable tout au long de
l'histoire. Il se fondait sur des méthodes d'apparence scientifique; il a fini
par remplacer la foi par la science, et par transformer la science en action
pratique. La ruine du seul système qui offrait une solution aux malheurs
humains à partir d'une base scientomorphe a laissé place à un relativisme
agressif.
De nos jours, ce problème majeur de la foi se définit
positivement en recourant aux idées de tolérance, de connaissance dialogique et
de liberté, qui ont longtemps été restreints par la conception d'une vérité
unique et universelle. Bien plus, le relativisme s'est toujours voulu un
fondement philosophique de la démocratie.
Or la convivialité humaine ordonnée selon des critères
libéraux a rapidement atteint ses limites : même dans la sphère politique, le
relativisme intégral a échoué. Il y a des injustices qui ne seront jamais
réparées, comme le meurtre des innocents, les assassinats pour délit d'opinion
ou de confession différente...
Ce qui caractérise le relativisme, c'est qu'il ne s'assigne
aucune limite; il a explicitement investi le domaine religieux et éthique,
conditionnant le dialogue théologique dès les années 1950. La théologie
pluraliste des religions existait déjà à cette époque. Elle remplacera
ouvertement la théologie de la libération à la fin des années 1980.
Organiquement, il existe une relation réelle entre remplacé et remplaçant,
ce dernier s'efforçant de renvoyer une image dépoussiérée du premier,
actualisée et adaptée au code convenu du pathos des idéologies à la page. Fort
de son auto persuasion, le relativisme prétend qu'il est la vraie philosophie
des cultures. De fait, il s'est emparé d'une position importante à un carrefour
qui ne tolère point de concurrence et ne s'oblige à aucune frontière.
C'est d'ailleurs la principale caractéristique du
relativisme.
Adopté ouvertement en christianisme par la religion et
l'éthique, le relativisme a investi la théologie. Son fonctionnement se résume
ainsi : tout ce que nous percevons n'est pas la véritable réalité, telle qu'en
elle-même, mais seulement son image reflétée dans notre échelle de critères.
Au tout début, les théologiens relativistes ont essayé une
formulation christocentrique. Ils sont ensuite passés à une approche
théocentrique, après leur contact avec d'autres systèmes religieux.
L'identification de Jésus, figure historique, avec la « réalité » elle-même qui
est le Dieu vivant, est écartée comme « retour au mythe ». Jésus est
expressément présenté comme un génie religieux parmi d'autres, au motif que
Celui qui est Absolu ne peut se donner dans l'histoire. En effet, on ne trouve
dans la vie de Jésus que des exempla, qui sont des idéaux et qui
nous renvoient à l'autre et à ce que nous pouvons saisir en tant que tel dans
l'histoire.
Par conséquent, l'Église, le dogme et les sacrements ne
peuvent avoir une valeur de nécessité absolue. Accorder une valeur absolue à
ces moyens finis, en les considérant comme une rencontre réelle avec la vérité,
valable pour tous, du Dieu qui se révèle, cela voudrait dire « absolutiser » le
particulier et donc déformer l'infinité du Dieu totalement autre.
À partir de ce concept propagé au-delà de sa théorisation,
penser qu'il y a réellement une vérité qui lie et qui vaut pour l'histoire même
dans la figure du Christ et la foi de l'Église, est jugé comme un
fondamentalisme, un attentat contre l'esprit moderne et une menace polymorphe
contre ses vertus principales : la tolérance et la liberté.
Désormais, le dialogue de la tradition platonicienne et
chrétienne, qui avait une fonction significative, change de nature. Même
le credo devient relativiste et antinomique de la conversion
et de la mission. Dans l'esprit relativiste, le dialogue signifie que l'on met
sur le même plan sa foi, avec ses composantes, et les convictions et croyances
des autres. On ne peut donc plus estimer que sa foi soit plus vraie que les
autres. On est même tenu de supposer qu'en vérité, l'autre a raison autant que
soi, ou même davantage, si l'on veut être à la hauteur du dialogue.
Dans le temps, on apprenait à l'école que le dialogue
devait être un échange entre des positions foncièrement paritaires, et donc
relatives les unes par rapport aux autres, le but étant de parvenir au maximum
de coopération entre les diverses conceptions religieuses.
En l'espèce, dans l'équation relativiste, la dissolution de
la christologie et de l'ecclésiologie devient une règle indispensable. La foi
en la divinité d'un seul conduirait au fanatisme et au particularisme. On
confond amour du prochain et démission et, par suite, ne pas démissionner
serait un manque d'amour, et donc un manque de foi.
Le dialogue interreligieux, tel qu'il est pratiqué de nos
jours, est nourri de ce système idéologique où la figure du Christ en croix et
la croix elle-même sont éliminés au profit d'un Jésus-prophète et sa mère
Marie-modèle sublimé de la parfaite croyante.
Au Liban, un Jésuite a réussi, avec ses partenaires
musulmans, à faire déclarer l'Annonciation « fête islamo-chrétienne », jour
férié, car Marie est dans le Coran et dans l'Évangile. Qu'il ne s'agisse pas de
la même Marie, et encore moins de la même réception du message de l'ange,
importe peu. La paix sociale est sauve, cette paix célébrée en Occident comme
un absolu par Hans Küng et ses disciples. Le Jésuite libanais et le théologien
suisse communient dans une sévère adaptation des textes en ce sens.
Ce type de raisonnement relativiste a introduit une
dimension temporelle inédite dans la sphère textuelle théologique chrétienne.
Pendant ce temps, en terre d'islam, des intellectuels
musulmans luttent au contraire pour séparer le spirituel du temporel dans leurs
textes, avec tous les risques que nous savons.
Le relativisme qui dialogue a reposé sur un binôme
caractérisé : un musulman plus musulman et un chrétien moins chrétien. Sur le
plan doctrinal, une véritable déportation des valeurs doctrinales du second,
sans une réciprocité du premier, s'est imposée naturellement. Cela s'est
traduit dans la vie de chacun d'eux par une approche des textes originale,
voire inventive quant à l'emploi.
Allah s'adresse à Ses créatures à travers des formes
théophaniques par lesquelles Il se révèle : Mont Sinaï, buisson ardent, etc.
Tout existant est une manifestation de Dieu et le Coran dira : "Dieu est
le Manifeste et le Caché" (LVII, 3).
Les mystiques adopteront ce type lexical et gloseront la
théophanie dans des classifications procédant d'un point de vue ontologique.
Cependant, en islam, les prophètes entendent Dieu plutôt qu'ils ne le voient.
Pour le musulman, Dieu dit dans le Coran comment Il veut être nommé et comment
Il veut qu'on L'adore. La conviction du musulman est légitimée en ce qui concerne
l'efficacité rituelle de sa praxis dans alasmā ʼ al-ḥusnā (les
beaux noms de Dieu); ils sont contenus dans la Révélation descendue en dictée
matérielle sur Muḥammad.
C'est ainsi que Dieu se révèle au prophète arabe, pour le
peuple arabe, en arabe. Les 99 beaux noms de Dieu se ramènent à quelques champs
sémantiques, tels que l'existence, l'éternité, l'unicité, la perfection, la
vie, la toute-puissance, l'omniscience, "Celui qui procure la
sécurité", "Celui qui guide", la générosité, l'indulgence et
l'amour des croyants...
Ces thèmes sont évidemment communs à l'islam et au
christianisme; mais il n'en demeure pas moins que font partie de la liste au
même titre et avec la même valeur de "beaux noms", les noms de :
- ğabbār, qu'une traduction chrétienne, ostensiblement
bienveillante [2], rend par "le Très fort", alors qu'en fait l'homme
arabe le comprend dans son sens philologique qui signifie "Celui qui
contraint par violence" [3].
- mutakabbir, que ladite traduction
chrétienne rend par "qui seul peut se glorifier de Sa perfection", et
qui signifie en fait "altier, orgueilleux" [4].
- qahhār, que ladite traduction chrétienne
rend par "Celui dont la domination s'étend sur toutes les créatures",
et qui est en fait "Celui qui soumet, qui asservit" [5].
- fattāḥ, comportant plus d'ambiguïté : il
est rendu dans ladite traduction chrétienne par "le Révélant". Il est
compris par les musulmans soit comme "Celui qui ouvre - au sens de juger
ou Celui qui ouvre les moyens de subsistance -", soit comme "celui
qui donne la victoire" [6].
On ne saurait donc prendre indistinctement l'ensemble des
noms d'Allah comme base cultuelle commune.
La révélation coranique, incréée et descendue dans sa
matérialité sur le prophète, pénètre et modèle l'esprit du musulman soumis (muslim)
à Dieu et à Son prophète.
Il se doit d'observer cette révélation divine dans son
intégralité sans exception aucune qu'instille le texte dans le mental du
croyant selon un procédé subtil et progressif à la fois : dans le texte
coranique l'analyse du vocable dīn (religion) révèle une
polysémie remarquable. Il a le sens de "rétribution" qui éveille le
croyant à l'idée de récompense [7]. On peut signaler que la même racine génère
le terme dayn signifiant "dette". De ce fait, le
croyant pieux se sentira toute sa vie "redevable" et oeuvrera pour ne
jamais démériter.
Le Coran lui annonce également la "Religion
immuable" (al-dīn al-qayyim, Cor. IX, 36) et lui enseigne la
"religion de vérité" (dīn al-ḥaqq, IX, 29) qui doit
triompher de toute autre religion (IX, 33). Le coeur du croyant pacifié peut se
déclarer en conscience "dans la voie droite" (ṣirāṭ almustaqīm).
Enfin, le croyant est gagnant dès ici-bas car il s'est
soumis à Dieu en parfaite conformité avec Sa parole qu'Il a descendue sur Son
Prophète; il croit en la meilleure religion qui soit offerte par Allah (IV, 125
[8] et III, 110). Il appartient à la meilleure communauté que Dieu ait fait
surgir pour les hommes; avec sa communauté, ils ordonnent le convenable et
interdisent le blâmable, car Dieu les a institués critère du bien et du mal
(III, 110). Une communauté une (II, 23), équilibrée, "du milieu" (II,
143).
En christianisme, le chrétien est libre, s'il se soumet
c'est à sa seule conscience chrétienne, nourrie de l'Évangile tel qu'il est
reçu et interprété par la Tradition.
Dieu qui est bon et amour l'accompagne afin que, sans
entraves, ni d'esprit ni de corps, il soit libre pour accomplir Sa volonté. Le
chrétien est libre pour agir comme Dieu le veut. Mais Dieu aime les hommes, Il
veut leur bien et leur bonheur. Sa volonté n'est pas celle d'un maître menaçant
ou contraignant; c'est la volonté d'un Père qui ne s'oppose pas à Ses enfants
mais qui les aime et qui les guide.
Le chrétien est un être libre, il a donc le droit de
choisir mais aussi le devoir de bien choisir. Toutefois la liberté n'est pas
l'anarchie et ne peut être, "cette liberté absolue tempérée par la
mode" comme le dit Soljenitsyne. La liberté chrétienne est celle de la
vérité. "La vérité vous rendra libre" dit Jésus (Jn 8, 32). C'est
librement que le chrétien essaie toute sa vie de faire la volonté de Dieu en
suivant l'enseignement du Christ.
Dieu Père est la première personne divine de la Trinité, il
est père des hommes par le don de Sa nature divine et par Sa grâce
surnaturelle; Il fait d'eux Ses propres enfants. Il s'agit de filiation divine
qui les rend semblables à l'image de Son Fils, participants de la nature
divine. Aussi leur parle-t-Il ainsi : "Aimez vos ennemis, priez pour vos
persécuteurs, ainsi serez-vous les fils de votre Père qui est aux cieux"
(Mt 5, 43-45).
Dieu Père veut des enfants doués d'un amour qui dépasse
l'entendement ordinaire. En leur qualité d'enfants de Dieu, il leur sera
demandé d'aimer leurs ennemis. Ce sera là même leur signe distinctif [9].
C'est un Père qui connaît chacun de Ses enfants. Il le veut
discret et s'adresse au singulier à chacun d'eux pour signifier Sa présence et
Sa proximité : "Quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi
la porte, et prie ton Père qui est là, dans le secret" (Mt 6,6). Ce lien
surnaturel entre Dieu le Père et Ses enfants est rappelé tout au long du
Nouveau Testament et ce dès l'évènement majeur du christianisme qu'est
l'Incarnation.
Dieu est Père, mais sur terre, il se révèle en Son Fils qui
affirme clairement : "Je suis la Voie, la Vérité, la Vie" (Jn 14, 6),
et "de tout être, Il était la Vie, et la Vie était la lumière des
hommes" (Jn 1, 4). Il ne s'agit pas ici de définir une nouvelle religion
ou d'une profession de foi monothéiste, mais bien d'un Dieu transcendant qui Se
fait immanent par amour.
Jésus est la Voie en tant qu'il révèle le Père : "Le
Fils unique qui est dans le sein du Père, lui, l'a fait connaitre" (Jn 1,
18) [10]. Jésus est la Vérité, en tant qu'il enseigne et incarne la religion en
esprit, seul agréé du Père (Jn 4, 23-24.). L'esprit ici est le principe de la
nouvelle naissance ("Ce qui est né de la chair est chair et ce qui est né
de l'esprit est esprit", Jn 3, 5) et aussi le principe du culte nouveau.
Ce culte est "en vérité", parce que seul il
répond à la révélation que Dieu en fait par Jésus. Enfin Jésus est la Vie
puisque la Vie éternelle c'est connaître le Père présent dans le Fils (Jn 17,
3). La révélation, liée jusque-là à la loi mosaïque, vient maintenant aux
hommes par le Christ.
Il s'agit d'une révélation communiquée par la deuxième
personne de la Trinité divine : le Fils du Père et Sa divine Parole (Logos),
qui possède de toute éternité l'unique essence divine à Lui communiquée par le
Père. Il a assumé dans le temps, par Marie, une nature humaine, réalité
intégralement propre à Lui.
Le Christ possède ainsi, dans l'union hypostatique, une
nature divine et une nature humaine, sans mélange ni séparation. Il est donc le
même réellement Dieu et réellement homme. Il n'est certainement pas une simple
union spirituelle de Jésus avec Dieu, comme le veut la théologie libérale sur
Jésus, ou un prophète, et qu'un prophète, même grand, comme le veut le Coran.
En ceci Jésus Christ constitue un mystère de foi au sens strict du mot.
La révélation en islam est cette dictée, descendue
concrètement sur Muḥammad, le prophète arabe. Celui-ci se présente comme le
successeur des grands prophètes antérieurs, et comme "sceau de la
prophétie", tout en revendiquant l'héritage biblique.
En islam, la révélation est consubstantielle au prophète,
comme le développent certains soufis. Le prophète y affirme restaurer les
Écritures altérées volontairement par les disciples de Moïse et de Jésus. Le
prophète Muḥammad est le porte-voix de la révélation coranique. Il la
"lit", il la "récite". C'est une révélation contenue dans
un Livre, le Coran; elle est incréée. Ce qui constitue un mystère en soi, mais
en islam le débat théologique à ce sujet fut toujours des plus restreint et
souvent mis en échec.
Enfin, l'autre aspect que le relativisme qui dialogue veut
ignorer est le fait que le musulman appartient à une communauté déclarée par
Dieu "la meilleure qui soit pour l'humanité" (Cor. III,
110). Le musulman en est viscéralement jaloux : de son appartenance à elle
relève sa foi même. Dans l'espace de la umma, Coran et Prophète
font pour lui une division du monde bien distincte : celui des croyants (lui
dans sa umma) et celui des incroyants (tout ce qui n'est pas
eux).
La frontière est étanche, on ne peut sortir du premier mais
l'on peut y rentrer ; bien plus, chaque créature nait prédisposée, avant la
naissance, à être musulmane [11]. Lorsqu'elle rentre dans la umma,
elle ne fait que retourner vers le plan de Dieu. Dans une communauté
"surgie aux hommes" (III, 110), qui ne connaît pas le relativisme,
l'immuabilité et la pérennité des textes sont garantis.
En christianisme, le concept de communauté repose sur
l'élaboration spirituelle de la doctrine de l'Église s'originant dans la notion
du Bien commun. Théologiquement parlant l'idée s'est transcendée.
La fondation de l'Église se réalise lorsque Jésus appelle à
entrer dans le Royaume de Dieu. Ce peuple appelé était le "peuple de
Dieu" dans l'Ancien testament. Lors de son transfert à l'Église du Nouveau
testament, il devient l'Église même qui s'appelle également "le corps
mystique du Christ". De sa conscience d'elle-même, relève sa conscience du
lien qu'elle a avec le Christ, et de l'amour solidaire de ses membres entre eux.
Le relativisme s'efforce de remettre en question cette
double conscience afin de déspiritualiser le concept chrétien dans un élan
irrépressible vers des concepts plus concrets chez l'autre.
Références
[1] Une centaine d'Afghans ont cependant manifesté à
Kaboul, récemment, contre l'exécution d'une femme accusée d'adultère.
[2] Chrétiens et Musulmans : Prier ensemble? Réflexions et
Textes. Document de travail du Comité “Islam en Europe” du Conseil des
Conférences Episcopales Européennes (CCEE) et de Conférence des Eglises
Européennes (KEK). Ce texte a d'abord été publié sur le site http
://www.cec-kek.org/Francais/PrayintogetherF.pdf. Mais ce site ne semble plus
exister et on peut consulter le texte sur le site notredamedekabylie.net.
[3] Cf Lisān al-ʽarab (Dār al-maʽārif,
le Caire, s.d.), à ğ-b-r. Dans la traduction de Médine (La
Présidence Générale des Directions des Recherches Scientifiques Islamiques, de
l'Ifta, de la Prédication et de l'Orientation religieuse) en LIX, 23 : "le
Contraignant".
[4]Cf Lisān al-ʽarab à k-b-r.
Dans la traduction de Médine en LIX, 23 : "l'Orgueilleux".
[5] Cf Lisān al-ʽarab à q-h-r.
Dans la traduction de Médine en VI, 18 et 61 : " Dominateur sur Ses
serviteurs", et en XII, 13, 16 et 39 : "qui asservit".
[6] Cf Lisān al-ʽarab à f-t-ḥ.
Dans la traduction de Médine en XXXIV, 26 : "le Grand Juge".
[7] Cor. XV, 35 : "Et malédiction sur toi jusqu'au
jour de la rétribution"; XXVI, 82 : "Et c'est de Lui que je convoite
le pardon de mes fautes le Jour de la rétribution" (trad. de Médine).
[8] "Qui est meilleur en religion que celui qui soumet
à Allah son être, tout en se conformant à la loi révélée et suivant la religion
d'Abraham?"
[9] Lc 6, 27-35; Mt 5, 43-45.
[10] "Qui me voit voit Celui qui m'a envoyé" (Jn
12, 45); "Qui m'a vu a vu le Père" (Jn 14, 9).
[11] "Dirige tout ton être vers la religion
exclusivement pour Allah, telle est la nature qu'Allah a originellement donnée
aux hommes - pas de changement à la création d'Allah -. Voici la religion
immuable..." (XXX, 30) Que Suyyūṭī commente : "Observez la création
de Dieu, telle qu'Il l'a faite pour les hommes, à savoir qu'ils sachent qu'ils
ont un Seigneur - c'est-à-dire la religion de l'islam" (en marge de
l'édition du Coran, Dār alrašīd, Damas-Beyrouth, s.d.).
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