10. "Le jihad médiatique, ou la construction de
nouvelles frontières" par Amel Grami
1. Présentation de l'article
Cet article est constitué d'un extrait du livre "Islam
et Occident rencontre et conflits" (Studia Arabica IX, Editions de
Paris, 2008, en librairie depuis Janvier 2009) par Amel Grami, Maître de
conférences à l’Université de Manouba, Tunis. Cet extrait, intitulé "Le
jihad médiatique, ou la construction de nouvelles frontières",
reprend les textes des liens:
http://www.studia-arabica.net/spip.php?article275
http://www.studia-arabica.net/spip.php?article276
http://www.studia-arabica.net/spip.php?article277
Notre-Dame de Kabylie remercie la rédactrice en chef du
site "Studia Arabica" pour l'autorisation de reproduction de
leur contenu.
Cet article contient quelques termes propres à l'islam,
définis ci-dessous:
- Dar al-Harb, la maison de la guerre,
désigne les nations non musulmanes.
- Dar-al-Islam, la maison de l'islam, est
formée par les terres où règne la loi de l'islam.
- Da’wa est la prédication de l'islam;
c'est la mission destinée à le propager au-delà de l'espace saoudien.
- Madrasa est une école religieuse
musulmane.
- Oumma ou Umma désigne
la communauté musulmane dans sa totalité
2 Le jihad médiatique, ou la construction de nouvelles
frontières
2.1 Terminologie du jihad médiatique
Le terme jihad de la racine j.h.d. signifie
"faire son possible" et connote l’idée d’effort vers un but précis et
difficilement accessible, une valeur d’application, d’épreuve, d’endurance [1]. Une
analyse des versets dans lesquels apparaît le terme jihad montre
qu’il indique un effort d’ordre général, une activité guerrière et une activité
spirituelle. Ce terme a donné lieu à maintes interprétations.
Les islamologues distinguent deux catégories
traditionnelles du jihad: le "petit" jihad ou
le jihad mineur contre les mécréants et le jihad majeur:
le "grand" jihad contre son âme propre. Nous
optons pour la classification suivante des formes de jihad:
1. Le jihad physique contre
les agresseurs ou les ennemis. Les Ulémas estiment que le jihad est
un devoir collectif, mais uniquement pour défendre Dar-al-Islam (maison
de l’islam). Pour eux, ce n’est jamais une fin en soi.
2. Le jihad interne est
une lutte contre la tentation, le mal, l’âme mauvaise et les passions qu’elle
inspire. C’est un jihad éthique.
3. Le jihad spirituel des
soufis qui conduit aux valeurs humaines.
4. Le jihad doctrinal
idéologique est une mobilisation de toutes les énergies pour
sauvegarder la religion de Vérité. C’est une défense, illustration de la foi,
et une quête personnelle pour un islam pur et une identité religieuse
universelle.
5. Quant à la nouvelle forme du jihad dans
le monde de l’après 11 septembre 2001, elle consiste à ce que Gary Bunt appelle digital
sword (le sabre numérique). Elle est l’application, dans la sphère
arabo-musulmane de l’Internet et des chaînes satellitaires, des concepts de
"guerre cybernétique " (net-war, cyber-war) développés aux
Etats-Unis dès le milieu des années 1990.
Ce phénomène de jihad médiatique englobe
deux mouvements:
A - Le jihad virtuel radical qui appelle
au combat des ennemis.
B - Un jihad virtuel qui appelle à
l’islamisation des sociétés.
2.2 Le jihad virtuel radical qui appelle au combat des ennemis.
Grâce à l’aide d’ingénieurs, le jihad virtuel
s’est adapté très tôt aux technologies nées de la mondialisation et s’en est
servi pour sensibiliser les recrues potentielles au jihad salafiste mondial.
L’Internet, les forums de bavardage, les vidéos, les SMS, les cassettes audio
et les livres ainsi que les programmes diffusés sur les chaînes satellitaires
sont utilisés pour diffuser la da’wa et recruter les
partisans du jihad. A travers ces messages, les jihadistes propagent
le mythe et la promesse du jihad aux jeunes musulmans isolés
en quête d’un refuge et d’une identité sociale collective. Ainsi, les jeunes
croient qu’ils peuvent quitter le temps profane pour s’installer dans le temps
sacré: le temps de la pureté primitive, de l’époque du jihad triomphant
et "des vrais hommes". Signalons que ce discours contribue à
expliquer la primauté de valeurs émotionnelles dans la conscience collective.
Le téléchargement de fichiers audio, de vidéos de sermons,
de communiqués, de poèmes, de chansons, de témoignages de martyrs, d’écrits
coraniques et de scènes de bataille et d’attentats suicide transforme les salles
de séjour en madrasa radicales. Le message ainsi véhiculé
est qu’il existe deux façons de régler les griefs des musulmans:
1. Participer au jihad dans toutes les
zones de conflit en vue de préparer la consolidation de l’Etat islamique et la
conquête des terres non musulmanes [Dar al-Harb].
2. Participer au jihad violent contre
tous les "ennemis de l’islam" comme le prône al-Qaïda.
Les enregistrements vidéo de jihadistes au combat
accompagnent souvent de tels appels aux armes. Il est clair que ces musulmans
radicaux, pour qui la da’wa est un fondement, s’opposent aux
valeurs modernes et au pouvoir politique et économique de l’Occident.
Si les sites d’al-Qaïda et des islamistes
radicaux ont pour langue l’arabe, certains de leurs fervents sympathisants
semblent plus à l’aise en français. En effet, nous assistons depuis quelques
mois, à l’apparition des sites jihadistes en français et
anglais, signe de l’attrait de thèses radicales parmi un public plutôt jeune
des communautés musulmanes installées en Occident. […] Le lexique utilisé, les
débats, indiquent que la plupart des habitués du forum vivent dans des
banlieues de grandes villes francophones d’Europe. […] Notons que les liens
vers les dernières publications d’Al-Qaïda y sont fournis.
Une évaluation du contenu de ces sites exige quelques
remarques méthodologiques préalables.
1. Tout d’abord, il est souvent difficile de savoir
exactement qui est derrière un site; dans certains cas, des sites au discours
très radical peuvent aussi être des leurres, des provocations pour attirer et
repérer des extrémistes potentiels.
2. Il est difficile aussi de cerner l’identité de celui qui
diffuse le message. Est-ce un homme, un groupe ou une institution ? On ignore
le statut social, l’appartenance de génération, le rôle professionnel de ces
prédicateurs et animateurs de sites.
3. Le fait que le site proclame haut et fort ses sympathies
pour Al Qaïda et pour les combattants du jihad ne
signifie pas que ses auteurs soient nécessairement en lien avec de tels
groupes. L’une des caractéristiques d’Internet est de permettre à des acteurs
d’occuper une position dans l’espace virtuel de leur propre initiative, sans
être mandatés ou autorisés par qui que ce soit, du moment qu’ils ont les
compétences techniques et les outils nécessaires pour produire un site réussi.
2.3 Le jihad virtuel
qui appelle à l’islamisation des sociétés.
Plutôt que de recourir au jihad violent
(combat), les partisans de l’islamisation des sociétés contemporaines (jihad à
travers le mot) se concentrent sur des moyens pacifiques pour retrouver la
pureté de l’islam et instaurer des changements fondamentaux dans la société.
Leurs objectifs ne sont pas moins radicaux que ceux des jihadistes violents,
mais leurs moyens diffèrent. L’activisme politique pacifique, fondé sur des
principes religieux, est une autre stratégie destinée à rétablir le pouvoir
déclinant de la oumma. Il est clair que ces différentes voix sont
désireuses de se démarquer de l’image de l’islam extrémiste associée au
terrorisme mondial.
Notons que les sites et les chaînes satellitaires se sont
multipliés ces dernières années. Ils offrent des fatwas (consultations
juridiques en ligne), des bases de données d’avis d’experts ou d’autorités
religieuses, des forums de discussions sur plusieurs questions concernant le
statut de la femme, les rapports entre les sexes, les rituels, les devoirs du
musulman envers la oumma, la relation des musulmans avec les non
musulmans etc.
Que ce soit dans le monde majoritaire sunnite, au sein du
monde musulman ou non, ou encore dans des milieux plus minoritaires, chiites ou
soufis, on observe partout les effets d’une réorganisation en profondeur, au
sein des acteurs propres au champ religieux comme dans le domaine des relations
qu’entretiennent les fidèles avec l’autorité, et ceux qui sont supposés
l’incarner. Les pratiques du cyber-activisme et les multiples formes du rapport
à l’autorité qui se développent sur le Réseau et les chaînes indiquent que le
processus du savoir, y compris dans la sphère du religieux, est à présent entré
dans une phase nouvelle, en partie façonnée par la "matérialité " du
support numérique.
Il est intéressant d’étudier le contenu des programmes
diffusés sur les chaînes satellitaires et les sites web tel que les cartoons,
les productions musicales à destination de la jeunesse, les thérapies personnelles
"islamisées ", les stratégies vestimentaires allant du foulard au street
wear islamique, et bien d’autres formes d’une "culture musulmane
" globalisée. Ainsi, nous assistons à la montée d’une islamisation qui,
semble-t-il, a pris la place dans certains pays tels que la Tunisie, de
l’islamisme. Les leaders de ce mouvement affirment que leur discours délaisse
le champ du politique pour se tourner davantage vers celui de l’éthique. Ce
"nouvel islam " "new age ", qui a pour but la constitution
de sociétés civiles vertueuses et actives semble promis à un bel avenir.
Alors que l’islamisme "traditionnel" prône encore
la prise de contrôle des appareils étatiques, "le nouvel islam "
vante le rôle d’une sorte de faith based initiative où
l’initiative publique doit être déléguée aux opérateurs religieux. Les figures
le plus importantes de ce type de jihad virtuel sont les
jeunes prédicateurs, Amr Khaled et Mohamed Ahmed al-Rashed (en Egypte), Aa Gyn
en Indonésie, Fethullah Gülen en Turquie, et bien d’autres prédicateurs qui
prônent une "théologie de la prospérité ". Il faut dire que le jihad idéologique
est triomphant alors que le jihad spirituel ne trouve pas
encore une large audience.
Si le mouvement jihad virtuel radical
est limité dans la pratique à certaines élites et catégories sociales
maîtrisant l’outil informatique, les programmes de da’wa diffusés
sur les chaînes satellitaires, auxquels vont contribuer plusieurs penseurs, ont
un important écho dans la société et sont bien plus importants car ils touchent
des couches sociales et des catégories d’âges beaucoup plus vastes, en
particulier en milieu urbain. Les chercheurs en sciences de Média affirment que
les femmes sont d’excellentes consommatrices de ces programmes.
Toutefois nous constatons que certaines femmes ne se
contentent pas de ce rôle passif, elles veulent assumer leur responsabilité et
propager le message jihadiste.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire