8. Amour de Dieu et du prochain dans le christianisme et
l'islam. Par Dominique et Marie-Thérèse URVOY
1. Présentation de deux articles de Dominique et
Marie-Thérèse URVOY
Le 11 octobre 2007, 138 leaders musulmans publiaient une
lettre ouverte ("A Common Word") au pape Benoît XVI et aux
responsables de différentes confessions chrétiennes. Elle invitait les deux
religions à regarder ce qu’elles ont en commun, et était publiée sur le site:
Le résumé de ce texte, intitulé "Une parole
commune entre vous et nous", se termine ainsi: "Conformément
au Coran nous, en tant que musulmans, invitons les chrétiens à s’accorder avec
nous sur ce qui nous est commun, et qui constitue également l’essentiel de
notre foi et de notre pratique : les Deux Commandements de l’amour"
(amour de Dieu et amour du prochain).
Les citations du Coran illustrant ce thème étaient: la sourate
2 (La vache, Al-Baqarah), verset177), la sourate 3 (La famille
d'Imran, Aal ‘Imran), verset 92. Deux hadiths étaient ajoutés: "Aucun
d’entre vous n’est croyant tant que vous n’aimerez pas pour votre frère ce que
aimez pour vous-mêmes" (Sahih Al-Bukhari, Kitab
al-Iman, Hadith no.13), et "Aucun
d’entre vous n’est croyant tant que vous n’aimerez pas pour votre prochain ce
que vous aimez pour vous-mêmes" (Sahih Muslim, Kitab
al-Iman, 67-1, Hadith no.45).
Les termes "amour de Dieu" et "amour
du prochain" sont mentionnés dans les livres saints des deux
religions, mais chrétiens et musulmans donnent-ils le même sens à ces deux
commandements? Cette question a été débattue lors de la première rencontre
islamo-catholique (Rome du 4 au 6 novembre 2008), en tant que suite à la lettre
"A Common Word". Cette rencontre a eu le mérite de mesurer
le profond fossé qui sépare chrétiens et musulmans, plus particulièrement en ce
qui concerne l'amour du prochain, qui est lié aux droits des minorités
chrétiennes en terre d'islam, et pour les musulmans au droit de changer de
religion cf.
Les deux articles des islamologues Dominique et
Marie-Thérèse URVOY, reproduits ci-dessous, exposent clairement les raisons de
ce fossé, les sens différents attribués aux mêmes mots étant source
d'ambiguïtés très répandues dans le dialogue islamo-chrétien. Ils sont extraits
du livre "Abécédaire du christianisme et de l’islam",
(Editions de Paris, 2008, 13 rue Saint Honoré, 78000 Versailles. 24€ franco de
port). "Notre-Dame de Kabylie" le publie avec l'aimable
autorisation des auteurs et des Editions de Paris.
Interviewé sur le site "Lumière 101"
Dominique Urvoy présente une version orale plus développée des notions "amour
de Dieu" et "amour du prochain" dans les deux
religions:
Marie-Thérèse URVOY, est professeur d'islamologie,
d'histoire médiévale de l'islam, et de langue arabe à l'Institut Catholique de
Toulouse. Dominique URVOY est professeur de pensée et civilisation arabes
à l'Université de Toulouse II.
2. Article
"amour de Dieu" et article "amour du prochain"
Amour de Dieu pour les chrétiens
Acceptation libre du don de Dieu qui se communique Lui-même
sans réserve. Par cette acceptation désintéressée, qui ne vise qu'à un
dépassement de soi-même, l'homme est régénéré et entre dans la voie du salut.
L'amour est l'acte le plus fondamental et il informe les autres actes
spirituels.
Amour de Dieu pour les musulmans
Selon le Coran, Dieu est "miséricordieux et aimant (wadûd)"
(Sourate 11 "Houd", verset 90) en ce sens qu'Il est bienveillant et
dispensateur de bienfaits. L'idée d'«amour» proprement dit (hubb et
dérivés) désigne la satisfaction qu'a Dieu des croyants: Il "aime"
les bienfaisants, les pieux, les constants, ceux qui se purifient, "ceux
qui combattent dans son chemin en rangs serrés comme s'ils étaient un édifice
plombé" (Sourate 61 "Le rang", verset 4)
La relation de l'homme à Dieu est plus difficile à saisir.
L'injonction "si vous aimez Dieu" n'apparaît qu'une fois et
pour inciter à suivre le prophète (Sourate 3 "La famille d'Imran",
verset 31). Il est parlé aussi de ceux qui nourrissent le pauvre, l'orphelin et
le captif "pour Son amour" (Sourate 76 "L'humain",
verset 8)
C'est le même mot qui désigne 1'« amour » de Dieu pour ceux
qui se purifient et le fait que ceux-ci "aiment" se purifier
(Sourate 9 "Le revenir", verset 108). Il s'agit donc plutôt d'une
sorte de relation contractuelle qu'exprime le verset: "Dieu amènera un
peuple qu'Il aimera et qui L'aimera, humble à l'égard des croyants, altier à
l'égard des infidèles, qui mènera combat dans le chemin de Dieu et n'aura à
craindre le blâme de personne" (Sourate 5 "Le banquet",
verset 54).
Ce sont les mystiques qui ont développé la notion d'amour,
inconnue des théologiens, voire récusée par eux. Mais seule Râbi'a al-'dawiyya
(VIII"s.), dont les textes connus n'ont rien de spécifiquement musulman,
développe l'idée d'un amour désintéressé. Les autres sont plutôt influencés par
la formule selon laquelle Jean-Baptiste et ses parents "s'empressaient
dans les bonnes œuvres et Nous invoquaient par amour (raghab =
désir) et par piété..." (Sourate 21 "Les
prophètes", verset 90). Aussi usent-ils sans réserve du vocabulaire
d'amour profane pour symboliser la recherche de l'union à Dieu [1].
Référence
[1]. Voir M.-Th, Urvoy, « L'ambiguïté du thème de l'amour
dans le soufisme », in A.-M. Delcambre, J. Bosshard et alii, Enquêtes
sur l'islam, Paris, 2004, p.222-247.
3. Article "amour du prochain"
Amour du prochain pour les chrétiens
Indiqué comme un commandement "semblable"
à celui de l'amour de Dieu (Matthieu 22, 37). Le
prochain inclut les ennemis et les persécuteurs (Matthieu 5,
43-44; Luc 6,27-36, Epître aux
Romains 12, 20). L'amour du prochain est une
bienveillance personnelle, procédant de la grâce de Dieu, et visant
l'autre pour lui-même. Il est lié à la théologie trinitaire où l'Esprit est
l'Amour divin comme personne.
Amour du prochain pour les musulmans
Le Coran demande aux croyants "l'affection à
l'égard des proches" (Sourate 42 "La consultation", verset
23), mais "l'inimitié et la haine" envers les incroyants
(Sourate 60 "L'éprouvée", verset 4). Ce qu'il résume en disant que "ceux
qui sont avec lui [le prophète] sont durs aux mécréants,
miséricordieux entre eux" (Sourate 48 "La conquête", verset
29). Formule qui devient, chez un des plus anciens traditionnistes : "Le
plus solide des liens de l'islam c'est l'amour (hubb) en
Dieu et la haine en Dieu" [1] Le commentaire classique de Tabarî
oppose une première partie de la vie du prophète où il était envoyé seulement
pour exposer la révélation à une seconde partie, ouverte par la "descente"
de l'ordre de mener le jihâd contre les infidèles, et d'«être
rude envers eux jusqu'à ce qu'ils se fassent musulmans» [2].
Références
[1]. Cité dans H. Laoust, La profession de
foi d'Ibn Batta, Damas, 1958, p. 36 ar./61 trad.
[2]. Tabarî, Jâmi' a/-bayân fi' tafsîr a/Qur'ân,
éd. Dâr al-jîl, Beyrouth, s.d.,
vol. 4, partie 5, p. 112 (À propos de Cor. 4, 80).
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